C CAR 01 - L'île de la tentation

 


Il y a, paraît-il,  une émission de télé-réalité qui s’appelle « l’île de la tentation ». Je ne l’ai jamais regardée (ne souriez pas – ce n’est pas le genre de truc dont je suis fan), mais on m’a dit que le principe, c’est de déposer des couples jeunes et beaux sur une île, et de voir ensuite s’ils vont rester fidèles – car on mise en effet sur les jeux de séduction, lesquels sont avivés-accentués par l’isolement…

 

La ou les tentations, cela a toujours existé, sous quantité de formes différentes. Sauf qu’aujourd’hui, elle est partout : dans la pub, sur les réseaux sociaux, la télé, internet, les enseignes lumineuses et les étals affriolants des magasins qui regorgent d’ingéniosité pour proposer-sugérer ou imposer leurs produits dont on se passait très bien auparavant mais dont on nous convainc qu’ils sont indispensables… On est constamment bombardés de messages « tentants », plus que nous ne recevons de radiations du soleil.

 

Cette tentation omniprésente, elle n’est pas que commerciale d’ailleurs. Ce qu’on veut nous suggérer, c’est que nous serons mieux, plus heureux, plus nous-mêmes, si nous pensons ceci, si nous croyons cela, si nous mangeons comme ceci ou comme cela, si nous nous soignons de telle ou telle manière, si nous appartenons à tel mouvement d’opinion, telle couleur électorale, etc. Nos manières de faire, de penser, de vivre sont constemment analysées et transformées en algorythmes par d’énormes ordinateurs pour les influencer et nous en faire adopter de nouvelles. On en a même fait un métier : les « influenceurs ». Parfois, cela peut toucher à la manipulation, par exemple pour faire passer des thèses complotistes ou des messages subliminaux de haine des étrangers, de rejet de la différence genrée, etc…



Bon. Il faut admettre une chose : si cela marche, c’est presque toujours parce que cela flatte notre ego. « Vous le valez bien ! » - je le vaux bien, je suis flatté qu’on s’intéresse à moi et qu’on me dise : « laissez-vous tenter par cette opportunité fantastique, réservée pour vous ! » Et je suis fier de démontrer que j’en ai les moyens, d’utiliser mon pouvoir d’achat. Cela me rend important. (Du coup, qu’on ne touche surtout pas à mon pouvoir d’achat !)

En réalité, au moment ou je crois choisir, en fait je n’ai déjà plus le choix : on a choisi pour moi et on m’a imposé, par le biais de la tentation, de la séduction, de la vanité, un objet, une pensée ou un comportement que normalement je n’aurais pas eu l’intention d’adopter.

 

À cet égard, il devient difficile en effet de vivre dans notre époque où les masses comme les individus sont manipulables, formatables à volonté. Et cela commence dès l’enfance, car les enfants et les jeunes – sans doute parce que leur esprit critique n’est pas encore développé – sont réputés plus influençables. Surtout, ne nous croyons pas indemnes de toute tentation, immunisés de toute influence : les trois quarts ou les neuf dixièmes (si pas davantage) de nos choix de vie, de nos goûts ou de nos projets (par ex. partir en vacances cette année au Kénia ou au Japon), sont influencés par de fausses normes tentatrices, des algorythmes flatteurs ou des messages subliminaux. Et il devient de plus en plus difficile de les débusquer tellement c’est insidieux !

Le comble, c’est quand on essaye de nous faire croire que tel objet convoité ou tel succès promis qu’on nous fait miroiter, nous rendra plus « libre » : en fait, bien souvent, c’est le contraire qui se passe ; on en devient dépendant. On ne peut plus s’en passer.



 

Alors d’accord : Nous serions, ou nous sommes effectivement tous peu ou prou esclaves d’un système, d’un monde où la tentation est omniprésente. À cet égard, notre société occidentale moderne est aliénante. Ce système engendre une course à la consommation, avec une surexploitation des richesses, une destruction de l’environnement et une paupérisation d’autres catégories de population qui n’ont pas accès à ces biens (et qui ne demanderaient pas mieux que d’être « tentés » eux aussi)… De plus, on assiste à une perversion des élites qui ne songent plus qu’à dispenser « du pain et des jeux » à leurs électeurs pour rester au pouvoir. Qui encore, chez nos politiciens, ose encore parler de se serrer les coudes (ou la ceinture) pour relever le défi d’une société et d’un monde plus justes ? On ne caresse plus que les intérêts particuliers des individus pris comme tels. La notion de « bien commun » disparaît progressivement. C’est le règne de l’individualisme.





Est-ce que par hasard il y aurait dans l’Evangile de ce 1er dimanche du carême un antidote à la Tentation, qui nous aiderait à nous défendre d’elle (même si, et c’est assez évident, nous ne pouvons bien sûr pas changer le système actuel) ?

 

En soi, c’est déjà rassurant de constater que le Christ, lui au moins, a pu vaincre les trois tentations que le vilain diable lui a mises sous le nez. Mais bon, on se doute bien que ça ne s’est pas passé exactement comme cela ! C’est un peu trop hollywoodien comme scénario : un jeûne surhumain de 40 jours, des téléportations (sur le toit du temple de Jérusalem ou sur une haute montagne), un Satan qui parle araméen et cite la Bible, et Jésus stoïque qui – tel Œdipe devant le Sphinx – déjoue les trois pièges tendus en citant lui aussi la Bible. Tout cela est trop kitch, trop cinématographique pour être vraisemblable. Par contre, au-delà d’un événement dont nous ne connaîtrons jamais l’exactitude factuelle – à part le fait que Jésus est allé certainement dans le désert comme Jean le Baptiste pour y prier et méditer, il est clair que cet épisode est une construction théologique. Déjà ce fait que Luc mentionne que le diable ait « épuisé toutes les formes de tentation » nous le révèle.

 


Quel est le but alors de cette construction théologique ? Je dirais :

1.    Montrer que Jésus est bien un homme puisque tous les hommes sont tentés.

2.   Présenter Jésus-Christ comme le « nouvel Adam », qui au contraire de ce dernier a vaincu le Tentateur et donc est le prototype de l’Homme nouveau.

3.   Luc emploie un procédé littéraire d’anticipation : Jésus a dû mener tout au long de son ministère un combat pour rester fidèle à sa Mission, combat qui est résumé ici en prologue anticipatif de cette Mission qu’il inaugure et au cours de laquelle il sera constamment en butte à la tentation (cf. à Pierre: "Passe derrière moi, satan!") - qu’il repoussera jusqu’à la Passion.

4. Ce faisant, Luc suggère que les disciples doivent aussi se préparer à combattre la tentation, puisque « le disciple n’est pas plus grand que le Maître » (Lc 6,40).

 

Bon. Mais Jésus, c’est Jésus ! – Et moi, comment puis-je vaincre les tentations qui m’assaillent ?

Eh bien, tout simplement, en regardant Jésus, son attitude d’une part et les armes qu’il emploie d’autre part :

 

-Lui, Jésus se tient bien en face du Tentateur qui essaye de le soudoyer en instillant de fausses promesses. La tentation arrive rarement de manière frontale, mais le plus souvent de manière sournoise, par la bande ; une pensée qui, si on ne la repousse pas tout de suite, va s’installer et devenir obsédante. Or, il faut en premier lieu la considérer clairement, bien en face, en la confrontant avec le projet de Dieu sur moi : une tentation qui est démasquée perd de sa force et révèle sa malignité. Chaque fois, Jésus met Satan ''à nu''.

 

-L’épisode montre qu’il ne faut pas discuter avec le « diable » (la tentation) en pesant des pour et des contre, des « si »… car alors on a déjà le doigt dans l’engrenage. Jésus dira : « que ton oui soit oui, ton non soit non ; le reste vient du Mauvais » (Mt 5,37). Et : « Si ta main t’entraîne au péché, coupe-là » (Mt 5,30). Jésus ne discute pas, ne tergiverse pas, mais tranche d’un coup en citant l’Ecriture Sainte, la Loi qui est son choix fondamental de vie. C’est à cet amour primordial qu’il se réfère pour éteindre toute tentation. Pour nous, disciples d’aujourd’hui, il en va de même : Il ne sert à rien de serrer les dents par pure volonté quand nous sommes tentés, mais il faut se replacer soi-même dans l’amour de Dieu qui est au centre de notre vie, et celui de nos frères.

 

-Paradoxalement, les trois tentations du Christ – mais les nôtres tout autant – nous aident à mieux nous connaître dans notre psychisme souvent blessé et notre fragilité, notre faiblesse humaine. En nous comprenant mieux ainsi que les mécanismes qui nous régissent, nous pouvons exercer le combat spirituel de façon plus efficace, avec le secours de la grâce. (Mais comme dit Jésus, il ne suffit pas de dire « Seigneur, Seigneur ! » (Mt 7,21) : la grâce ne fait rien sans nous!). Prier, en tout cas, permet de mettre à distance la tentation, pour autant qu’on prenne aussi les mesures nécessaires pour éviter les situations « à risque ». Jésus, parce qu’il se connaît et qu’il connaît les ressorts qui font agir les gens, déjoue les pièges du « diable » par exemple en se réfugiant au désert chaque fois qu’on veut faire de lui un roi.




Voila. Maintenant, faisons l’inventaire : Quelles sont les tentations qui sont le plus récurrentes à l’humanité et que le Christ a vaincues ?

 

-La première, celle de l’avoir (le « pain ») : Basique ? Pas tant que ça !

En fait, elle nous pose la question : de quoi est-ce que je me nourris ? Des réseaux sociaux avec leurs fake news et leurs vidéos pleines de vide ? Des discours de haine des extrémistes politiques ? À quelles opinions accordé-je du crédit : mes collègues ? mon patron ? la tradition de ma famille ? De quelles lectures je me délecte ? De quelles images ?

Jésus affirme tranquillement que la Parole est sa vraie nourriture, le désir de Dieu son vrai désir. Que cela peut-il signifier pour moi ? Comment ne pas me limiter au ‘’pain ordinaire’’ après lequel courent la plupart (nourriture, argent, reconnaissance, pouvoir), mais cultiver en moi d’autres faims (de sens, de gratuité, de profondeur, de générosité…) ?

 

-La deuxième, celle des idoles : devant qui je me prosterne ?

 

Se prosterner, c’est reconnaître un plus grand que soi, et lui donner sa confiance. Jésus, comme un lanceur d’alerte, nous dit : Attention à qui vous choisissez comme référence ! Attention à qui vous voulez suivre ! Arrêtez d’instrumentaliser Dieu pour votre commerce ou votre bien-être !

 

Jésus refusera toujours d’être celui devant qui on se prosterne : au contraire, lui se met à genoux devant ses disciples pour leur laver les pieds. « Et bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,25–27). 

 

-Troisième tentation : me servir de Dieu ou le servir ? Se jeter en bas depuis le toit du Temple de Jérusalem est une provocation à la magie. C’est nager dans un monde merveilleux et illusoire où Dieu exaucerait tous les vœux : il suffit de faire telle ou telle prière, telle action, pour obtenir ce qu’on désire… 

 

La croyance aveugle pour ceux qu'on vénère comme des hommes ‘’providentiels’’ (ex. Trump, Poutine…) n’est pas si éloignée de celle qui vont trouver la tireuse de cartes, du moment qu’il ou elle peut faire basculer le sort en ma faveur ! D’ailleurs, tous les deux invoquent Dieu pour justifier leurs actions : Poutine invoque Dieu pour justifier son invasion de l’Ukraine. Donald Trump fait semblant de croire que Dieu l’a épargné de la balle assassine pour le faire élire. Se servir du divin pour nos propres intérêts est une tentation aussi vieille que l’humanité !

Maître Eckhart notait avec humour : « Celui qui aime Dieu en vue de son propre intérêt l’aime comme il aime sa vache… pour le lait et le fromage qu’elle lui donne.
Ainsi font toutes les personnes qui aiment Dieu pour l’extérieur ou la consolation intérieure ; ils n’aiment pas vraiment Dieu, mais leur propre avantage. »
(sermon 16b).


Utiliser Dieu pour obtenir le succès et l'admiration, la santé ou la richesse : voilà une tentation à laquelle chacun sera confronté tôt ou tard. Aimer ‘’pour rien’’ est le remède à l’amour intéressé, à la tentation de manipuler Dieu et de s’en servir :

 « Aime Dieu aussi volontiers dans la pauvreté que dans la richesse,
aime le autant dans la maladie que quand tu es en bonne santé,
aime le autant dans la tentation que sans tentation,
aime le autant dans la souffrance que sans souffrance ».
(Maître Eckhart*, sermon 30)

Voilà. En conclusion, les trois tentations du Christ dans l’Evangile d’aujourd’hui nous éclairent sur nos désirs profonds de notre inconscient. Ceux-ci doivent être évangélisés pour être réorientés vers le Désir véritable, celui de Dieu.  Comme pour les catéchumènes qui se préparent à leur baptême, on nous donne ici un mode d'emploi pour devenir conscients, et capables de choisir : "Reconnaissez le type de tentation lorsqu’elle s’approchera de vous, et combattez-la avec les mêmes armes que le Christ ».

vidéo: cliquez sur l'image pour écouter

QUESTIONS POUR PARTIR :

Quelle est (sont) ma (mes) tentation(s) personnelles privilégiées ?

Comment puis-je m’en servir pour faire un tremplin qui m’aide à aimer davantage ?

Le Carême peut-il être pour moi le ‘’temps favorable’’ pour refaire mes choix de vie - mon choix fondamental de Dieu ?

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(*) Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart, né vers 1260 à Hochheim dans le landgraviat de Thuringe et mort le 28 janvier 1328, probablement à Avignon (États pontificaux), est un théologien et philosophe allemand, principal représentant du courant spirituel catholique qu'on a appelé la « mystique rhénane ». (Source : Wikipedia)


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