B DIM 11 - Le beau risque de la vie !

 



Quand j’étais curé, parfois, je m’échinais à travailler très tard le soir pour préparer des funérailles, rédiger une homélie, répondre à un problème délicat ou imaginer une activité pour les jeunes. Il arrivait alors que rien ne venait, je sèchais comme on dit ! Pour finir, je me couchais en laissant mes problèmes en plan. Avant de m’endormir, je disais au Seigneur : « Maintenant, c’est à toi Seigneur ; je t’abandonne mes problèmes ! » Et au petit matin, comme par enchantement, grâce à une bonne nuit de sommeil, tout se dénouait facilement : j’avais dans ma tête avec tous les détails la solution aux questions les plus difficiles. 

Sans doute, vous aussi, frères et sœurs, vous avez constaté maintes fois que « la nuit porte conseil ». S’acharner sur un problème ne mène souvent à pas grand-chose ; en plus, il y a quantité de choses qui se résolvent tout seul sans nous. Cela me fait réfléchir sur le besoin que j’ai – mais vous aussi peut-être – de contrôler les choses, de les maîtriser pour les amener là où je voudrais qu’elles soient, comme je voudrais qu’elles soient. Un besoin d’autant plus prégnant, ou exacerbé, que la société où on vit est toute entière construite sur les valeurs d’efficacité, de résultat à atteindre.

Mais dans la nature, cela ne fonctionne pas ainsi. Jésus nous en fait la démonstration. Et il précise qu’il en va de même pour la vie spirituelle, ce qu’il appelle le Royaume des cieux. 


Dans la parabole du grain qui pousse tout seul, Jésus nous remet devant la non-maîtrise de toute croissance authentiquement spirituelle : « Nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi ».

Bien sûr que le cultivateur connaît le processus de germination, ce qu’il y faut d’engrais, de pluie, de soleil etc. Mais fondamentalement, une fois qu’il a planté la graine, tout se passe sans lui ; et en tout cas il n’est pas le maître absolu de la nature. Bien des récoltes seront décevantes alors on les espérait généreuses ; bien des vendanges seront compromises par la grêle, le gel, des maladies imprévues. Mais il arrive aussi qu’on soit surpris par une superbe croissance que l’on n’attendait pas, une fécondité inattendue. Une fécondité que l’agriculture intensive moderne ne connaît pas, parce qu’elle détruit tous les écosystèmes vitaux pour la nature qui s’auto-régénère…

La croissance est une dynamique vitale qui se passe largement de nous (les immenses forêts primaires sont là pour nous le rappeler). Le temps de la nature n’est pas celui de l’homme moderne : la nature prend son temps. Hier par exemple, j’entendais dans une émission sur les grottes calcaires qu’une stalactite, par le travail patient des gouttes d’eau qui tombent une à une, s’allongeait de 10 à 15 millimètres tous les 100 ans ! Vous imaginez le temps qu’il a fallu pour créer ces incroyables concrétions qui sont parfois comme des palais ?


Il en va bien sûr de même dans le domaine de l’éducation
(mais cela prend un peu moins de temps quand même, heureusement – quoi que…). Qu’est-ce que les parents maîtrisent, dans cette tâche immense, ardue et complexe, d’éduquer un petit être pour qu’il devienne un homme, une femme accompli-e ? Impossible de tout maîtriser, de tout contrôler. On peut apporter à l’enfant tout ce qui paraît essentiel, lui donner les meilleurs atouts, dans les conditions les plus optimales, la meilleure école, le meilleur enseignement, etc, dans une famille attentive et aimante, et essayer par-dessus tout cela de lui transmettre des valeurs auxquelles on croit… En fin de compte, on ne sait pas ce que cet enfant deviendra : un grand ingénieur ou un délinquant.

Quand on travaille avec de l’humain, rien n’est quantifiable, mesurable, contrôlable de façon absolue. Et on risque parfois d’avoir le résultat contraire au but poursuivi en mettant trop la pression, en voulant forcer les résultats par un excès de maîtrise et de contrôle : bien des jeunes ont été cassés de la sorte. Comme le dit fort bien la sagesse populaire : « on ne fait pas pousser une plante en tirant sur les feuilles ! »

Apprendre la dé-maîtrise, cela n’est pas évident, en tout cas dans notre société. Et pourtant, c’est la condition pour qu’on passe de l’efficacité – souvent relative et provisoire – à la fécondité qui, elle, est durable, et s’augmente, s’enrichit par elle-même.

Apprendre la démaîtrise, ce n’est pas démissionner. Il s’agit d’être responsable autant que l’on peut l’être. Mais c’est laisser en même temps à Dieu, à la vie, sa part. C’est croire en la Vie, à toutes ses potentialités qu’on n’a jamais fini de découvrir et qu’on ne peut épuiser. Et la vie nous surprendra toujours ! Bien sûr, cela comporte un risque de ne pas vouloir tout maîtriser, contrôler, mais le risque est l’essence même de la vie. Et le monde moderne a tellement peur de risquer, qu’il s’interdit de vivre. =on ne vit plus, souvent, que des petites vies, des vies racrapotées et sans risques, son ptit boulot, sa ptite femme ou son ptit mari, sa ptite voiture, son ptit sport ou ses ptites vacances….  Je ne dis pas que c’est mal, mais il me semble que le besoin de sécurité prime aujourd’hui sur les rêves que l’on peut avoir. (C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’il n’y a plus guère de vocations religieuses – et que la natalité est en baisse en Occident).

Comment pouvons-nous conclure ? Cette parabole de la graine qui pousse toute seule nous entraîne très loin n’est-ce pas…


J’ai envie de vous citer un article surprenant pour le domaine évoqué qui est celui du bizness :
« De l’efficacité à la fécondité : petit traité de « business gardening » (jardinage d’entreprise) ». Il est de Matthieu Langeard (Coaching d'équipes entrepreneuriales, formation et supervision de coachs):

« Un nouveau mode de fonctionnement professionnel est en train d’émerger. Ce nouveau stade de développement humain se diffuse par contagion positive. Il se vit tout particulièrement chez les plus petits et les plus fragiles - les freelances, toujours aux aguets - et plus largement chez les entreprenant-e-s de tous bords. 

La fécondité réunit les conditions de la génération d’un résultat (souvent imprévisible), alors que l’efficacité prétend maitriser la production du résultat. La fécondité repose sur un processus riche et complexe. L’efficacité vise le procédé, et la procédure. La fécondité est centrée sur la qualité, elle est générée par l’équilibre fragile d’un écosystème. L’efficacité productive est mécanique.

La fécondité s’appuie sur les rythmes du vivant. Le professionnel, la professionnelle fait reposer ses actions et ses interventions sur les ressources de son environnement (flow), comme le surfer, la surfeuse sur sa vague. Les postures d’expert-métier sont maîtrisées et en même temps évitées, pour favoriser la position de face-à-face, la rencontre humaine et la co-construction.

Les crispations propriétaires sont délaissées pour l’intelligence de l’abondance. Je maîtrise les codes de l’économie marchande, et en même temps, je reste conscient-e que l’essentiel se vit dans la générosité : je peux donner, en conscience. La vie rend en retour, certes rarement là où je l’attends et quand je l’attends ! 

La fécondité est alliance : elle combine légèreté et profondeur, subtilité et rudesse, esprit et matière. La fécondité est croisement. Elle est le fruit de ces combinaisons qu’elle orchestre : renversement de la cause et de l’effet, dans une alternance qui garde son mystère, comme la vie. La fécondité est rencontre, dialogue et métissage (hybridation, sans confusion) : ordonnance du « et » multiplicateur, au lieu du « ou » binaire et diviseur.

La fécondité, beaucoup en parlent, peu la vivent et la diffusent dans les détails de leurs intentions et de leurs relations. L’exigence d’un tel mode de fonctionnement professionnel est considérable. Cette mutation intérieure est épuisante, et finalement libératrice, par cycles !

La fécondité repose sur trois principes-clés.

-Il faut savoir perdre du temps pour en gagner. Savoir ralentir pour se raccorder à ses rythmes profonds. Savoir écouter et accueillir les différences de tempos dans une équipe. S’arrêter souvent pour respirer et sentir. Prendre le temps de l’explicitation de ses valeurs personnelles (fruit de son histoire de vie) et des comportements et des principes de fonctionnement d’équipe qui en découlent (leadership culturel & modèle de management). Etc. Toutes choses coûteuses en temps, et qui pourtant, fluidifient considérablement la réalisation de nos projets.

-Nos talents les plus spectaculaires sont générés par nos fragilités et les épreuves traversées. Comme la perle dans l’huitre est générée par l’inconfort du grain de sable, comme le poison dans les contes est transformé en élixir (et le vilain canard en cygne) nous capitalisons sensations, observations, expérimentation, intelligence et connaissances sur nos lieux de béance. « On a tous une fêlure, par là entre la lumière. » (Leonard Cohen) Dans le système productif, la culture d’excellence managériale des grandes écoles et des grands groupes, l’humain est le grain de sable : la variable jamais totalement sous contrôle, rarement lustré de nacre...

-« L’envergure de l’arbre dépend de la profondeur des racines. » (Marguerite Hoppenot) En retournant notre présence, notre vigilance, de l’extérieur vers l’intérieur nous accédons aux ressources infinies de la vie en nous : écoute de nos émotions, digestion des évènements, explicitation de notre identité, réponses à nos questions, inspirations, vision,... la corne d’abondance nous attend, toujours déjà là, dans ce lieu intérieur, dans notre coeur. 

Ces trois axes de travail sur soi engagent la prise de risque ultime : la confiance en la profondeur de la vie. » Matthieu Langeard

Voilà ce que j’avais envie de vous partager. On peut transposer tout cela évidemment au niveau spirituel : La croissance dont parle Jésus est d’abord celle du Royaume en nous et autour de nous : nous n’en sommes pas maîtres. Quand on a un jour accompagné des adultes dans le catéchuménat, on se rend compte de cette liberté qu’a l’Esprit pour susciter des conversions là où on ne les attendait pas. Quelle soif de Dieu il peut susciter chez des jeunes, des adultes issus de tous les milieux sociaux ! 2000 baptêmes d’adultes en France l’an dernier, 360 chez nous. Et ce n’est pas le fruit de nos efforts, de notre travail…

Alors que des pans entiers de l’Eglise institutionnelle et organisée s’écroulent et s’effondrent, le Royaume, lui, grandit sans cesse, discrètement, autour de nous, et nous ne savons pas comment. Et c’est tant mieux ! Car sinon nous pourrions imaginer que c’est grâce à nous, nous pourrions avoir la tentation de vouloir domestiquer et contrôler cette croissance selon nos propres vues. Mieux : le fait de ne pas savoir, de ne pas vouloir tel résultat précis, libère en nous la puissance de cette force prodigieuse qui travaille en nous sans que nous puissions la contrôler.



Laissez donc du vide dans vos agendas, vos projets, vos constructions. Alors grandira le Royaume au-dedans de vous et autour de vous, et vous ne saurez pas comment

Une parole à retenir : « Dieu comble son bien-aimé quand il dort » (Ps 126,2). Amen.

 

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