A SAINTE FAMILLE – « Honore ton père, ta mère »
Cette année, j’ai perdu mon vieux papa (94 ans). Il vivait depuis +/- 4
ans dans une maison de repos médicalisée, qu’en France en nomme maintenant des « EHPAD »
(Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes).
Durant toutes ces années, j’allais le voir deux fois par semaines,
faisant pour cela un assez long déplacement en voiture depuis ma chère Ardenne
vers la région limitrophe de l’Allemagne où se trouvait son établissement. Papa
s’était plutôt bien acclimaté à la vie dans sa maison de retraite où maman
avait déjà fini ses jours il y a dix ans ; sa vie tournait de plus en plus
autour de ses besoins primaires et ses petites envies que j’essayais de
satisfaire de mon mieux - entre autres, il raffolait du sirop de Liège bien
collant (chez nous, on dit « plaquant ») que hélas il répandait un
peu partout ! Souffrant d’arthrose dans les genoux, je devais lui procurer
également toutes les quinzaines un tube d’onguent pour calmer ses douleurs et l’aider
à marcher avec son gadot (cadre de marche). Cela a duré jusqu’à la fin, alors
que la diminution de ses facultés mentales alliée à une surdité de plus en plus
profonde rendait la communication compliquée mais encore toujours possible,
quoique appauvrie. Se désintéressant de plus en plus du monde extérieur et de
la télévision qu’il ne regardait plus, papa était pourtant toujours heureux des
visites qu’il recevait de ma sœur et de moi-même, et il le manifestait par des
sourires et des « merci, merci ! » Souvent, il fabulait, méfiant,
s’imaginant des complots de personnes qui voulaient le dérober ; en plus d’être
désorienté dans le temps et les horaires, il perdait parfois un peu le sens des
réalités, celui de l’équilibre, et des chutes répétées -heureusement sans trop
de gravité- l’emmenaient régulièrement faire un petit tour à l’hôpital…
Alors qu’il était à nouveau alité, sentant que ses forces le quittait,
douloureux de partout, il m’a dit avant que je l’embrasse et le bénisse: « Je
vais mourir ». Le lendemain, il sombrait dans l’inconscience, et alors que
je me préparais à le veiller après lui avoir donné les sacrements, il prit deux
fois de suite une dernière aspiration puis s’endormit pour de bon.
Mes visites régulières au home m’ont donné l’occasion de mieux connaître
une partie des résidents et d’appréhender leur vie, ce qui faisait leur
quotidien, rythmé par les soins, les repas, et quelquefois par des animations
ou des visites, le kiné ou la coiffeuse... La messe aussi dans le restaurant de
la Résidence, à laquelle ils participaient nombreux et avec une ferveur
silencieuse.
Je considère ce temps passé pour et avec papa, et avec les résidents,
comme une grâce. Oui, on n’en sort pas indemne, et parfois, en quittant l’établissement,
j’avais le cœur bien gros. Mais quelle expérience humaine et spirituelle !
Au travers de ces sœurs et frères aînés, fragiles et dépendants, je touchais
quelque chose du Christ Jésus. Celui de la crèche et celui de la croix. Et
aussi dans le dévouement et les gestes attentifs et pleins de tendresse des
soignants. Cette expérience s’ajoutant à toutes celles qui ont précédé dans ma
vie m’ont encore fait approfondir le sens et la pratique de mon ministère d’accompagnement.
Oui, une grâce, et ici je rejoins parfaitement la parole du sage Ben Sira que nous avons écoutée dans la première lecture de cette fête de la Sainte Famille :
« Mon
fils, soutiens ton père dans sa vieillesse, ne le chagrine pas pendant sa vie.
Même si son esprit l’abandonne, sois indulgent, ne le méprise pas, toi qui es
en pleine force.
Car ta miséricorde envers ton père ne sera pas oubliée… »
Aujourd’hui, on a peu conscience de l’épreuve que représente le grand
âge pour celles et ceux qui le vivent, et qui avait fait dire au général De
Gaulle cette phrase célèbre : « La vieillesse est un naufrage ! »
On en a peu conscience, en partie à cause de la séparation-dislocation des
générations qui ne vivent plus ensemble et ne partagent plus des intérêts
communs, et aussi à cause de la relégation (camouflage ?) des personnes
les plus atteintes et déficientes dans des unités spécialisées, les « cantous »
qui dans certains cas ressemblent à des mouroirs.
Avez-vous déjà été saisis, en entrant dans un de ces établissement, par la
batterie de chaises roulantes ou de fauteuils alignés en face des portes
coulissantes et dans lesquels une dizaine ou une quinzaine de résidents, surtout
des dames, attendent on ne sait quoi on ne sait qui, dans un silence profond où
on entendrait presque le tic tac de l’horloge de Jacques Brel… ? Parfois,
heureusement, une conversation s’engage avec un des visiteurs moins pressé que
les autres, et qui parle un peu avec eux de la pluie et du beau temps pour cacher sa
gêne…
Est-ce donc encore vivre que de laisser le temps s'écouler ainsi, sans
autre objectif que d'attendre le prochain repas, sans autre perspective que le
coucher du soir et la venue peut-être, au-delà de la nuit sous médicaments
somnifères, d’une nouvelle journée toute pareille ? Certains répondront
par la négative en évoquant ceux qu’on qualifie d’ Alzheimer, de
plus en plus nombreux à cause de l’allongement de l’espérance de vie, qui
errent hébétés et à moitié déshabillés dans les couloirs ou se terrent dans
leur chambre, en ne reconnaissant plus personne, en n’ayant plus conscience du
jour, de l'année, de leur dignité ni de leur identité...
Le grand âge c'est donc cela aussi, et pour beaucoup ! Nous vivons maintenant si vieux que statistiquement il y a de grandes chances que nos 10 dernières années, autour des 80-90 ans, se transforment en longue dérive dégradante. On est loin des seniors en pleine forme de nos publicités pour happy-boomers ! Sans doute De Gaulle avait-il raison en proclamant que « la vieillesse est un naufrage »… On y échappe rarement.
Aussi l'avertissement de Ben Sirac le Sage résonne-t-il avec d'autant
plus de violence dans ce contexte. « Soutiens ton père dans sa vieillesse… ne le
méprise pas, toi qui es en pleine force » (Si 3,2-14).
En cette fête de la Sainte Famille, voilà un devoir familial dur à
entendre. Car c’est
épuisant que d'accompagner ainsi des vieillards dans leur déclin programmé et
qui peut aller – si on refuse de détourner le regard et d’abandonner l’entièreté
de notre rôle filial à l’institution - , qui peut aller jusqu’à les aider dans
leurs pipis et cacas ? En outre, le coût de l’hébergement dans ces
établissements spécialisés est devenu si cher que bientôt notre société ne
pourra plus payer pour des conditions d'accueil et de soins dignes. On risque
de plus en plus – et je n’ose pas le dire trop haut – de pousser à l’euthanasie
ceux qui sont devenus un poids pour les familles et la société…
Pourtant, le sage nous avertit : « ne méprise pas tes vieux
parents lorsque l'esprit (et le corps, les capacités) les abandonne », sinon pourrais-tu toi-même espérer de la
miséricorde et de la compassion pour toutes tes déchéances actuelles ou à venir
?
C'est l’ancien commandement : « honore ton père et ta mère » que la sagesse nous invite à revisiter. Que
veut dire : honorer ses vieux parents, lorsqu’apparemment ils sont
réduits à une survie, mais une vie quand même ? On ne sait rien ou presque de
l'attitude de Jésus vis-à-vis des personnes âgées de son époque. Tout
simplement parce que dans ce temps-là on ne vivait pas vieux ! De Joseph
même, dont certaines traditions orales ont fait un vieillard et qui serait
mort avant le début du ministère public de Jésus, on ne dit, on ne sait rien, sinon
qu’il était attentif aux songes ou inspirations de l’Esprit à qui il obéissait
comme dans l’évangile de cette fête d’aujourd’hui… Par ailleurs, dans le
monde biblique et sa culture qui est aussi encore celle des peuples du
Moyen-Orient actuel et du sud global, il y a un grand respect des aînés,
de ceux qui ont transmis le flambeau de la vie et surtout le sens à lui
donner, qui l’ont fait dans les difficultés qui furent celles de leur
époque et auxquelles ils ont répondu de leur mieux avec courage et générosité,
oubli de soi. Leur témoignage de vie et leurs sacrifices méritent
reconnaissance de notre part et assistance autant que cela se peut, en s’investissant
non pas seul mais avec tous les acteurs du monde du ‘care’ (soin)
et les familles dans ce champ d’humanité qui est malheureusement trop souvent
délaissé dans une société où seules la performance et la rentabilité sont
valorisées.
Ce n'est plus en prenant chez soi ses parents ou beaux-parents, comme on
faisait autrefois à la ferme, que nous pouvons réaliser cet accompagnement. Car
nos appartements, nos rythmes de vie ne sont plus compatibles avec cela, en
plus des nombreux soins médicaux que requièrent les très âgés. Et cette
cohabitation de générations engendrait bien des frustrations dont nous ne
voulons plus. Mais humaniser les lieux de vie (et pas seulement de survie)
que doivent être les maisons de repos, de retraite, EHPAD et autres, en affirmant
a priori la valeur et la dignité de toute personne humaine justement et plus
encore lorsqu'elle n’a plus apparence humaine à cause du grand âge, cela doit
être une préoccupation constante de chacun, car toute personne peut y
apporter sa pierre, qu’elle soit ou non croyante : proches parents,
enfants, visiteurs bénévoles, animateurs et personnel soignant ainsi que les
directions d’établissement, aumôniers et aumônières, chacun dans son rôle et en
collaborant le mieux possible pour créer un vrai climat de sérénité et d’amour
où les vieillards puissent se sentir exister, être quelqu’un encore et
toujours.
Le Christ a fait l'expérience de devenir un rebut de l'humanité,
humilié, méprisé, regardé « comme un ver » et non comme un être humain. C'était pour que
les défigurés de nos sociétés trouvent en lui un compagnon de route qui
rappelle à tous la vraie beauté humaine que même la démence sénile et la
déchéance des années ne peuvent extirper de l'existence de chacun.
En fêtant la Sainte Famille, réfléchissons aux engagements personnels et
collectifs à prendre pour que nos aînés ne soient pas déshonorés par la perte
de leurs facultés.
À nous d'inventer les chemins de respect et d'affection pour entourer
nos aînés. Amen !
Commentaires
Enregistrer un commentaire