A DIM 04 - Fier ? De quoi ?

 

Fier ? De quoi ? (4è dimanche ord A)


Je voudrais vous parler de Clairette.
À 86 ans, elle s’est éteinte en quelques jours sans déranger personne. Elle avait passé toute sa vie en institution pour personnes déficientes intellectuellement, puis en maison de retraite.
 

Clairette était de ces personnes apparemment inutiles, sans aucune famille pour l’entourer. Mais de son fauteuil qu’elle ne quittait plus, elle trouvait la vie pourtant belle, souriait quand on lui adressait la parole, riait de bon cœur pour tout ou rien, ou essayait de fredonner une chansonnette avec l’ergothérapeute.

Simple et souvent « à côté de la plaque » comme on dit, elle n’a rien accompli aux yeux de la société : ni travail, ni couple, ni enfant, 86 ans de dépendance totale, à charge.

En célébrant ses obsèques, je repensais au psaume 131 qui la décrivait si bien et que j’avais choisi pour sa célébration :

« Seigneur, je n’ai pas le cœur fier ni le regard ambitieux ; 

Je ne poursuis ni grands desseins, ni merveilles qui me dépassent. 

Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse ; 

Mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère. 

Attends le Seigneur, Israël, maintenant et à jamais » (Ps 131)


Cela rejoint bien les lectures d’aujourd’hui. En particulier l’Evangile où Jésus proclame heureux les pauvres de cœur. Je me suis souvent demandé qui étaient ces « pauvres de cœur » - et vous aussi sans doute ! J’ai fini par comprendre que ce n’étaient pas des personnes qui manquent de cœur, incapables d’aimer (ce serait un comble !), ni bien sûr des malades du cœur, mais plutôt comme le suggèrent toutes les béatitudes suivantes, des personnes qui vivent l’esprit de pauvreté : en clair, qui ne mettent pas leur fierté en eux-mêmes, dans leurs capacités ou dans leurs richesses.

En ce sens, notre Clairette était assurément de ces « pauvres de cœur », heureux selon Jésus. Personnellement, je n’ai pas l’impression d’en faire partie : je m’appuie encore bien trop sur mes moyens personnels ! Et je suis si fier quand je réalise quelque chose de bien…

Alors, l’exemple de Clairette nous permet peut-être de mieux comprendre ce que dit Paul dans notre deuxième lecture :
« Aucun être de chair ne pourra s’enorgueillir devant Dieu. […] Ainsi, comme il est écrit : Celui qui veut être fier, qu’il mette sa fierté dans le Seigneur » (1Co 1,29‑31). Et Isaïe renchérit : « Cherchez la justice, cherchez l’humilité. »


Voilà qui va bien à contre-courant de notre époque ! Si, autrefois, on éduquait les enfants à la modestie, parfois trop, jusqu’à l’écrasement de la personnalité, aujourd’hui, on valorise plutôt la fierté et même l’orgueil. Les psy’s sont passés par là, et la révolution sociétale de mai 68 qui tous insistent sur l’importance d’avoir une bonne image de soi – ce qui en soi est évidemment une bonne chose – jusqu’à un certain point. Mais aussi il faut reconnaître que, dans une société qui promeut la compétition dans tous les domaines et la performance, où il faut continuellement être le meilleur, le plus fort, le plus beau (regardez-moi !), l’humilité n’a pas bonne presse. On croise aujourd’hui plein de gens qui ont un ego surdimentionné, qui chantent sur tous les tons : Moi ! moi ! moi !...



Bon. Une saine fierté semble nécessaire et légitime. Mais de quoi peut-on être fier ?

De quoi peut-on être légitimement fier dans la vie ?

-De nos capacités (santé, intelligence, beauté, force, énergie…) ? Qu’est-ce qu’on a fait pour les mériter ? Rien ! Elles nous ont été données, sans que nous l’ayons demandé. Si les gènes nous ont favorisés, pourquoi nous en vanter ? C’est même légèrement méprisant pour ceux qui, comme Clairette, sont totalement dépourvus de ces qualités innées…

-De nos talents, de notre travail pour les développer ? Souvenez-vous de la parabole dans Luc chapitre 17 où la question de la reconnaissance est posée : Jésus conclut en  ces termes : « De même vous aussi, quand vous aurez exécuté tout ce qui vous a été ordonné, dites : ‘Nous sommes de simples (inutiles) serviteurs : nous n’avons fait que notre devoir’ ».

-On peut encore être fier de sa famille, de son pays, de son métier… Attention cependant : Parfois, ce sentiment de fierté peut conduire à se sentir supérieur, à reprocher aux autres leur origine, leur milieu social etc. Ou, à devenir possessif et trop exigeant (par exemple par rapport à ses enfants qui doivent rendre honneur à leurs parents par leurs résultats scolaires…).

-Et ne peut-on pas être légitimement fier de sa piété, de sa charité et de son engagement religieux ? On a quand même le droit d’être fier d’être chrétien, non ? Un bon catho ! Pratiquant même de surcroît...


Paul tranche la question : « Qui donc t’a mis à part des autres ? Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1Co 4,7) Pour lui c’est clair : nos œuvres ne nous servent à rien pour gagner des places au paradis, mais la grâce seule. Pourquoi alors être fier de ce qu’on l’on a accompli ? « C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Cela ne vient pas des actes : personne ne peut en tirer orgueil » (Ep 2,8-9).


Et Jésus enfonce le clou : Vous vous rappelez, l’histoire du pharisien et du publicain qui priaient au Temple (Lc 18,10-14) ? Qui a été justifié par Dieu ? Le publicain ! Celui qui se frappait la poitrine et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel…  Le pharisien, qui jeûnait deux fois par semaine et versait la dîme sur ses revenus, pouvait aller se faire voir ! 

Il est vrai que nous pouvons facilement être aveuglés par la recherche de nos fiertés. Cela peut nous rendre durs et intransigeants à l’égard de ceux qui n’y arrivent pas comme nous. « Je te remercie de ce que je ne suis pas comme les autres », priait le pharisien. Et cela nous empêche de comprendre les personnes comme Clairette qui n’ont rien à mettre en avant. De la fierté à l’orgueil, il n’y a qu’un pas qu’on franchit souvent sans s’en rendre compte ; seulement nos proches voient le changement. La plupart du temps, les orgueilleux ne se rendent pas compte qu’ils pompent tout l’air autour d’eux ; ils se complaisent trop en eux-mêmes… « La condition de l’orgueilleux est sans remède, écrit le sage Ben Sira dans ses maximes ; elle est sans remède, car la racine du mal est en lui » (Si 3,28). Péché capital !


 L’humilité est au centre des enseignements des sages de la Bible. Comme une condition indispensable pour grandir dans l’intimité avec Dieu :


Si 3,17 Mon fils, accomplis toute chose dans l’humilité, et tu seras aimé plus qu’un bienfaiteur.

18 Plus tu es grand, plus il faut t’abaisser : tu trouveras grâce devant le Seigneur.

19 Beaucoup sont haut placés et glorieux, mais c’est aux humbles que le Seigneur révèle ses secrets.

 


Alors, finalement, de quoi peut-on être fier ?  D’avoir réussi à arrêter de fumer ? sûrement ; d’avoir pu se dépasser en étant plus humain, compatissant, miséricordieux, généreux… certes. Être fier de soi, sainement, avec modération et humour, pour ne pas tomber dans la complaisance, le pharisaïsme, et se prendre pour un héros. Voilà qui est bon et sain. Car se priver de toute fierté risque au contraire de vous faire basculer dans la dévaluation de soi : ce qui avait été largement pratiqué et enseigné jadis dans les milieux ecclésiastiques, les couvents, les pensionnats…

Enfin, il doit bien y avoir une bonne façon de se réjouir d’être soi sans verser dans l’orgueil… ! Paul (qui a des raisons d’en connaître un bout, il a dû lui-même lutter constamment contre le démon de l’orgueil, et rabaisser un caractère fort et autoritaire qui lui était naturel), Paul donc nous recommande : « Celui qui veut se glorifier, qu’il se glorifie dans le Seigneur ». Ce serait la voie de l’équilibre : ni auto-dévaluation, ni orgueil, car ma fierté est dans le Seigneur.

Qu’est-ce à dire ?

 

En fait, la joie de savoir Dieu en nous, et nous en Lui, de se savoir aimés par Lui simplement comme nous sommes, transfigure nos pauvretés humaines, nos petitesses que du coup nous pouvons mieux accepter et que nous n’avons plus besoin de compenser par des fiertés orgueilleuses. Alors, si nous exposons ces pauvretés -on en a tous, n’est-ce pas- à l’amour brûlant du Seigneur, elles se transforment alors en lieux où la grâce opère et deviennent source de fécondité, comme dans l’histoire des cruches fêlées…

C’est là que nous découvrons notre valeur propre, cette dignité merveilleuse qui vient de Dieu et nous y conduit.

 

Et bien sûr, Marie est le parfait exemple de cette fierté « dans le Seigneur » qui ne s’appuie pas sur ses propres mérites mais sur l’action de Dieu en elle : « mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon sauveur. Il s’est penché sur son humble servante, toutes les générations me diront bienheureuse. Le Puissant fit pour moi des merveilles… » (Lc 1,46-55).

Aucun repli sur soi dans son Magnificat : la fierté de Marie n’est pas en elle-même, mais dans la présence de Dieu en son sein.

Marie ne s’appartient pas, et rapporte tout à Dieu en y collaborant de tout son être. Elle est la première de ces « pauvres de cœur » dont parle Jésus dans ses Béatitudes. Marie, parce qu’elle fait partie aussi des doux, de ceux qui pleurent, des affamés de justice, des compatissants, des miséricordieux, des cœurs purs, artisans de paix… n’est pas pleine d’elle-même, mais dans ce creux, dans cette pauvreté ou petitesse, elle peut porter sans le ternir par un quelconque orgueil le projet de Dieu (le Sauveur) et le donner au monde !

Saint Paul (qui ne se prenait pas pour un « saint » justement), a compris tout cela, quand il écrit : « Dieu m’a déclaré : ‘Ma grâce te suffit, car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse.’ C’est donc très volontiers que je mettrai plutôt ma fierté dans mes faiblesses, afin que la puissance du Christ fasse en moi sa demeure » (2Co 12,9).

 


Finalement, à quoi bon se torturer avec cette question « de qui, de quoi puis-je être fier ? » Celui qui ne vit avec Dieu ne se pose pas la question de ses réussites ou de ses échecs, de ses forces de ses faiblesses, de ses qualités ou de ses défauts… de sa valeur. S’il est fier, c’est comme dit Paul, dans le Seigneur : uni à Lui, il se réjouit d’être en Dieu et que Dieu soit en lui et agit en lui. « Heureux les pauvres de cœur, le Royaume de Dieu est à eux ! »

Ruminons donc avec insistance les mots du psaume 131, en pensant à tous ceux et celles qui ont incarné à nos yeux cette douce humilité de qui s’abandonne à Dieu :

 


« Seigneur, je n’ai pas le cœur fier ni le regard ambitieux ; 

Je ne poursuis ni grands desseins, ni merveilles qui me dépassent. 

Non, mais je tiens mon âme égale et silencieuse ; 

Mon âme est en moi comme un enfant, comme un petit enfant contre sa mère. 

Attends le Seigneur, Israël, maintenant et à jamais » (Ps 131)  




Lire le récit : "Les deux cruches" ou "La cruche fissurée"

 
Un porteur d’eau indien avait deux grandes jarres suspendues aux deux extrémités d’une pièce de bois qui épousait la forme de ses épaules.

L’une des jarres avait un éclat, et, alors que l’autre jarre conservait parfaitement toute son eau de source jusqu’à la maison du maître, l’autre jarre perdait presque la moitié de sa précieuse cargaison en cours de route.

Cela dura deux ans, pendant lesquels, chaque jour, le porteur d’eau ne livrait qu’une jarre et demi d’eau à chacun de ses voyages.

Bien sûr la jarre parfaite était fière d’elle, puisqu’elle parvenait à remplir sa fonction du début à la fin sans faille. Mais la jarre abîmée avait honte de son imperfection et se sentait déprimée parce qu’elle ne parvenait pas à accomplir que la moitié de ce dont elle était censée être capable.

Au bout de deux ans de ce qu’elle considérait comme un échec permanent, la jarre endommagée s’adressa au porteur d’eau, au moment où celui-ci la remplissait à la source.

« Je me sens coupable, et je te prie de m’en excuser »

« Pourquoi ? demanda le porteur d’eau. De quoi as-tu honte ? »

« Je n’ai réussi qu’à porter la moitié de ma cargaison d’eau à notre maître, pendant ces deux ans, à cause de cet éclat qui fait fuir l’eau. Par ma faute, tu fais tous ces efforts, et, à la fin, tu ne livres à notre maître que la moitié de l’eau. Tu n’obtiens pas la reconnaissance complète de tes efforts », lui dit la jarre abîmée.

Le porteur d’eau fut touché par cette confession, et, plein de compassion, répondit : « Pendant que nous retournons à la maison du maître, je veux que tu regardes les fleurs magnifiques qu’il y a au bord du chemin. »

Au fur et à mesure de leur montée sur le chemin, au long de la colline, la vieille jarre vit de magnifiques fleurs baignées de soleil sur les bords du chemin, et cela lui mit du baume au cœur. Mais à la fin du parcours, elle se sentait toujours aussi mal parce qu’elle avait encore perdu la moitié de son eau.

Le porteur d’eau dit à la jarre : « T’es-tu rendu compte qu’il n’y avait de belles fleurs que de ton côté, et presque aucune du côté de la jarre parfaite ? C’est parce que j’ai toujours su que tu perdais de l’eau, et j’en ai tiré parti.

J’ai planté des semences de fleurs de ton côté du chemin, et, chaque jour, tu les as arrosées tout au long du chemin.

Pendant deux ans, j’ai pu grâce à toi cueillir de magnifiques fleurs qui ont décoré la table du maître. Sans toi, jamais je n’aurais pu trouver des fleurs aussi fraîches et aussi gracieuses. »





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LES HOMELIES - ANNEE A