C DIM 16 - La bonne part



Depuis que je suis pensionné (encore jeune, je le reconnais : 66 ans), régulièrement on me demande – surtout les confrères : « Alors ça va la retraite ? Tu ne t’ennuie pas ? »

Du coup, je me sens obligé de préciser que je fais presque autant de choses qu’avant, mais autrement. Sans le stress. Et des services qui me conviennent tant de point de vue de ma santé que de mes aptitudes, de mes goûts. « Oui, maintenant je travaille en aumônerie d’hôpital, je peux davantage m’adonner au relationnel, à l’accompagnement ; et d’un autre côté, j’ai le bonheur de pouvoir dépanner mes confrères prêtres en les déchargeant chaque week-end de trop nombreuses célébrations… et aussi de leur permettre de prendre un peu de vacances… »

On écoute mes réponses avec sympathie, mais je sens bien que dans leur tête, ils pensent : « oui, ce gars-là, il a choisi la meilleure part ; il ne se tue plus au travail comme nous, les curés 100% en activité. » À la limite, leur question soi-disant « innocente » induit en moi une certaine culpabilité et provoque le besoin de me justifier. D’autant plus, si je me compare à tous ces prêtres agés qui assument parfois jusqu’à 80 ans la charge de plusieurs paroisses et n’arrivent pas à décrocher  ils s’estiment indispensables et irremplaçables (mais leur jusqu’auboutisme a souvent pour conséquence d’empêcher les communautés d’évoluer et de se prendre en main).

N’empêche que j’entends souvent ce refrain chez les jeunes retraités que je rencontre dans mon environnement : « Depuis que je suis pensionné, je suis débordé ! » - en détaillant fièrement tous les services ou engagements qu’ils assument bénévolement. Et cette déclaration accompagnée d’un sourire provoque immanquablement du respect et de l’admiration chez les auditeurs. Quel courage ! Quelle volonté ! Quel dévouement !  Quelque part, ils évoquent pour moi Marthe, cette amie de Jésus dont parle l’évangile avec sa sœur Marie.



 

Nous sommes tous immergés dans une culture du « faire ». Les gens sont super occupés, super-accaparés, même lorsqu’ils sont en vacances : leur programme est rempli à craquer. Et cette frénésie d’activités, que ce soit du sport, des ateliers culturels, et toutes les formations à telle ou telle pratique destinée à remplir encore plus l’agenda (ah, les stages d’été !) ne laissent pratiquement plus aucune place pour l’inactivité, le calme, le repos, la contemplation.

Notre époque a peur du vide. Les jeunes générations redoutent de s’ennuyer. Alors ils gaspillent le « temps libre » en scrollant frénétiquement plus de 5 heures par jour sur leur téléphone… Moi, je ne me souviens pas que je me soie ennuyé dans mon enfance ou mon adolescence alors que nous n’avions ni gsm ni smartphone !


Si le temps libre a été une conquête incroyable du XXè siècle, à partir de 1936, il n’en demeure pas moins que, aujourd’hui encore, l’humain se définit par son travail, ou ce qu’il fait – bien davantage que par ce qu’il est. L’activisme forcené de notre époque, renforcé par une accélération extraordinaire de notre mode de vie lié au système productiviste, cette hyperactivité conduit parfois à des situations extrêmes, voire pathologiques.

Je prends l’exemple de mes parents, indépendants, qui rivalisaient tous les jours pour montrer chacun qu’il travaillait davantage que l’autre. Ma mère, en plus de son travail au magasin de notre boulangerie, était une excellente maîtresse de maison et se voulait telle – au point que lorsque nous recevions des amis à la maison, rien n’était trop beau, rien n’était trop parfait. Sauf qu’accaparée par les besoins de la cuisine et du service, elle passait finalement peu de temps avec les invités (comme la Marthe de l’évangile). Elle ne restait jamais sans rien faire et s’endormait devant la télé en tricotant ou en reprisant des vêtements. Après une hospitalisation de quelques semaines suite à un AVC, le jour où elle a pu rentrer chez elle, je revois encore son sourire triomphant lorsqu’elle s’est emparée de l’éplucheur de patates !

Mon père, lui, était un hyperactif notoire. On avait beau lui dire : « reste assis, il n’y a rien dans le four ! », quand à table il lui prenait une idée de travail à faire, il quittait instantanément le repas pour descendre à son atelier faire une bricole qui était tout sauf urgente. Il est resté pareil jusqu’en maison de repos où il ne tenait pas en place, sans cesse à chipoter à des machins qui lui traversaient la tête… À son décès, la famille a fait inscrire sur son faire-part : « Tu as assez travaillé, maintenant tu peux te reposer ! » R.I.P.


Je suis triste, parce que dans toute leur éducation, on ne leur a pas appris d’abord à être, mais essentiellement à faire (on en est tous un peu imprégnés, moi aussi bien sûr).


Définir l’être humain par le faire est pourtant dangereux ! C’est à cause de cette réduction anthropologique qu’on en est arrivé à considérer les personnes handicapées comme des fardeaux inutiles, les enfants comme des charges qui nous empêchent de faire ce qu’on veut, les vieillards comme des paquets inertes à stocker en maisons de repos, les malades mentaux comme des gens qui n’auraient pas dû naître (on s’y emploie, d’ailleurs)… Ceux qui ne peuvent rien faire sont "indignes d’exister". Triste conclusion, qui conduit certains d’ailleurs au suicide.

 


Faire, pour la majorité de nos contemporains, est le seul moyen de donner du sens à la vie. Or, la vie a aussi un sens en elle-même, mais qui ne peut se découvrir si on n’a pas au moins un peu une attitude contemplative. Être là, sans rien faire sinon écouter, voir, sentir, être présent à soi-même, à la Création, à autrui… : voilà une attitude qui permet d’aller au fond des choses, d’être en harmonie, en résonnance avec notre moi profond et l’univers. Avec Dieu. Je ne vous cache pas que c’est chez moi un besoin, quitte à ce que j’aille régulièrement prendre un bain de nature et de silence dans la forêt.



Le faire, bien sûr, est aussi nécessaire, pour servir la vie, la nôtre et celle d’autrui. Mais se noyer dans son activité jusqu’à perdre le sens de tant d’efforts, c’est la maladie que le pape François appelait le « marthalisme », en référence à l’Évangile de ce dimanche, et par lequel il dénonçait ce culte de l’hyperactivité où l’on croit toujours être plus en faisant toujours plus.

Cet excès trahit le plus souvent une sourde angoisse : que vais-je devenir si je m’arrête d’agir, si je ne m’agite plus en tous sens pour prouver que je suis sur-occupé, irremplaçable, activement utile ? C’est l’angoisse du cycliste qui se demande ce qui arrivera lorsqu’il entra de pédaler ; ou l’angoisse du hamster qui se sent revivre lorsqu’il fait tourner la roue… En fait, derrière tout cela, il y a la peur de la mort.

Ceux qui versent dans l’activisme ont en réalité peur de mourir : ils fuient dans l’action pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont vivants. Quand on sera mort, on ne pourra plus rien faire, donc il faut faire le maximum maintenant, en nous étourdissant dans les activités, le travail, les loisirs… Or, comme la vie, la mort demande elle aussi à être accueillie, de façon sereine, c’est-à-dire dans la confiance.

C’est parce que l’humain n’a pas confiance (mot synonyme de la foi) et qu’il a donc peur de la mort, qu’il veut tout maîtriser, contrôler, diriger, et donc qu’il fuit dans l’activisme : Ce qui l’empêche de pouvoir accueillir tout ce qui advient, paisiblement, joyeusement, comme Abraham jadis accueillant sous sa tente les trois visiteurs - qui, pour la tradition chrétienne, étaient une figure du Dieu trinitaire. Et cet accueil inconditionnel, sans stress - même de la part de Sara qui fait le service – est facteur de fécondité, de richesse humaine.



 

Bon, il faut aussi faire attention de rendre à César ce qui est à César : On ne doit pas nécessairement opposer Marthe et Marie comme on le fait parfois. Jésus d’ailleurs ne reproche pas à Marthe d’être active et de le servir, mais seulement d’être inquiète et agitée - accaparée.

Si on est attentif au texte lui-même, le mot grec employé ne dit pas que Marie la contemplative, a choisi ‘la meilleure part’ comme l’écrit la traduction liturgique, mais la bonne (= agathos) part. C’est un détail important : Jésus ne dit pas que Marie a choisi la meilleure part, mais la part qui lui correspond, qui en cela est la bonne part pour elle. Donc, pas de hiérarchie de valeur entre la cuisine et la présence, le service et l’écoute, l’action et la contemplation : dans chacun de ces domaines, de ces attitudes de vie, on peut vivre une plénitude d’amour. L’important est que cela nous corresponde : ouf, nous voilà déculpabilisés si nous sommes des actifs !



En fait, le problème de Marthe, c’est qu’elle subit la part qui est la sienne, au lieu de la choisir. D’où, son agitation, son inquiétude, son exaspération. Elle s’est laissée bouffer par son travail au lieu de le vivre sereinement, dans l’amour, en étant établie paisiblement en Dieu tout au long de son activité.

Portée par son perfectionnisme, elle est focalisée sur les petits détails qui lui font perdre le sens de l’ensemble, au point d’oublier les autres facettes de l’accueil (l’écoute, l’échange, l’amitié partagée etc.). En fait, elle est tellement obnubilée par la réussite de son dîner qu’elle oublie pourquoi et pour qui elle le fait. Elle oublie son désir initial qui est de dire à Jésus : « Viens chez moi ! ».

 



Avouons que nous avons nous aussi mille manières de perdre de vue en cours de route ce que nous désirons vraiment :

L’obsession de la réussite professionnelle fait oublier l’accomplissement de soi.

La préoccupation de sécurité par l’accumulation de l’argent et l’excès de travail nous éloigne de la disponibilité et de l’accueil.

La hantise des pratiques religieuses finit par distraire de la communion avec Dieu.

Il y a tant de façons de se laisser accaparer !

 

Ce temps de vacances devrait nous aider à remettre les pendules à l’heure, c’est-à-dire à retrouver le sens de notre désir premier, le plus souvent noyé par tout le reste au cours des mois d’activité professionnelle ou autre.

 

Chers amis, avec Marthe et Marie, posons-nous quelques questions :

-    Ai-je choisi la bonne part, celle qui me correspond ?

-    Comment vais-je m’enraciner dans le repos en Dieu, même au cœur des tâches les plus nécessaires ?

-    Et quelles sont les tâches qui ne sont pas ‘nécessaires’, dans lesquelles je risque de me disperser, de m’agiter mais qui n’apportent aucune fécondité réelle ?

 

Montre-moi, Seigneur, en chaque chose, où est « l’unique nécessaire »… et apprends-moi à le choisir ! Amen.


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