B DIM 20 - Le réveil des étourdis

 Petite histoire drôle :


Deux étourdis marchent à quatre pattes sur un rail : – Dis donc, dit celui qui est derrière, elle est drôlement longue cette échelle ! – Ne t'inquiète pas, dit le premier, voilà l'ascenseur qui arrive.

Il y a bien sûr quantité de blagues sur les distraits, les étourdis. Et c’est normal, on a trop bon de voir chez les autres cette tendance à la distraction qu’on préfère ne pas voir chez soi-même ! Avez-vous entendu parler de ce peintre en bâtiment qui s’était trompé de maison et l’a repeinte entièrement ?


On est tous plus ou moins distrait, étourdi. Certains plus que d’autres bien entendu : Depuis mon enfance, à ce jeu, je passais pour un champion ! On m’a toujours dit que j’étais « une tête de linotte » et « qu’un jour j’oublierai ma tête » … Il en reste quelque chose aujourd’hui, malgré mes efforts pour être moins distrait (bien sûr, en cherchant bien, on trouve toujours pire que soi !)

Est-ce donc à ceux-là que s’adresse la Sagesse dans la première lecture, qui interpelle les passants : « Vous, étourdis, passez par ici ! Venez, mangez de mon pain, buvez le vin que j’ai préparé. Quittez l’étourderie et vous vivrez, prenez le chemin de l’intelligence. »

L’apôtre Paul enfonce le clou : « Ne vivez pas comme des fous, mais comme des sages ! » (Eph 5,17)

On retrouve l’opposition fou-sage, insensé-malin, étourdi-intelligent dans nombre de textes et de paraboles évangéliques, comme dans celle des « vierges sages et des vierges folles », ou celle de « l’intendant malhonnête » et des fils de ce monde plus malins que les fils de lumière. Jésus invite par ailleurs ses disciples à être prudents et rusés comme le serpent (Mt 10,16).


Donc, il y aurait une forme d’étourderie qui empêcherait le disciple du Christ d’acquérir la véritable sagesse, celle qui est en quelque sorte la règle de vie dans le Royaume de Dieu

Remarquons au passage que dans le Livre des Proverbes, la Sagesse est personnalisée, présentée comme une femme qui se tient au bord de la route et invite les passants à venir à elle -un peu comme une péripatéticienne, mais pour les nourrir du pain et les abreuver du vin qu’elle a préparés pour eux. Ce faisant, en se détournant de l’étourderie, ils changent de chemin et prennent celui de l’intelligence.

La sagesse qui implique l’abandon de l’étourderie est donc un chemin. Celui de « l’intelligence spirituelle », qui permet de discerner quelle est la volonté de Dieu. (« Ne soyez donc pas insensés, mais comprenez bien quelle est la volonté du Seigneur », écrit Paul.)



Je rassure tous les distraits, les ‘éwarès’ dont je fais partie : leur distraction n’a rien à voir avec l’étourderie dénoncée ici, et qui est une forme d’aveuglement plus ou moins volontaire. C’est l’aveuglement de ceux qui vivent comme si Dieu n’existait pas, qui s’enivrent de vin et de plaisirs, en s’étourdissant dans une course égoïste aux biens matériels, la jouissance de tout ce que la vie peut offrir ou plutôt de ce qu’on peut lui prendre sans tenir compte des conséquences pour la planète et la perte de convivialité, de fraternité...

Ces étourdis-là sont de vrais « égarés », ils ont perdu le sens, le chemin. Ils passent sans voir la Sagesse divine qui les appelle, et ne la recherchent d’ailleurs pas. Au contraire, ils courent de plus en plus vite vers un abîme qu’ils ne veulent pas voir...


Vous avez sûrement déjà vu ce dessin animé des Looney Tunes de Chuck Jones et Tex Avery, qui met en scène un coyote, courant à toute allure sur une route avec un sourire béat ; de temps en temps il se retourne même pour s’assurer que personne ne court aussi vite que lui. À un moment donné, la route se termine abruptement coupée par un précipice. Le coyote continue de courir, dans le vide, entraîné par la force de l’inertie ; et ça marche un certain temps, il flotte en l’air, courant toujours. Puis, tout à coup, il se rend compte qu’il y a quelque chose qui cloche, il regarde en bas et découvre le vide. C’est alors qu’il dégringole dans une chute vertigineuse au fond du précipice. (voir article plus bas)




N’est-ce pas ce qui se passe dans notre société technologique qui se croit toute-puissante, et qui continue à foncer avec une vitesse folle vers le gouffre qu’elle a creusé elle-même en pillant et polluant les ressources de la Terre, détruisant les écosystèmes et détraquant irrémédiablement le climat ? Cette société – malgré les avertissements et les sonnettes d’alarme des scientifiques – poursuit aveuglément sa route, en continuant de faire confiance à la technologie dans la croyance qu’elle pourra tout arranger, mais cette société de profit et de consommation refuse de changer, elle est portée par une force incroyable, celle de l’inertie – alors qu’elle a déjà plus d’un pied dans le vide ! Le réveil va être dramatique.



Pauvre Sagesse qui s’époumone au bord du chemin ! Quelques-uns l’entendent, cependant. J’admire beaucoup les sagesses de diverses traditions spirituelles comme celle contenue dans le Bouddhisme, qui prône le respect du vivant, la compassion, la sobriété… L’encyclique Laudato si du pape François va dans la même direction, comme les divers mouvements d’écologie intégrale chrétienne, l’agroécologie et les colibris de Pierre Rabhi, qui éclosent un peu partout et remettent l’homme à sa vraie place dans l’environnement – une anthropologie à contre-courant de la tendance actuelle. C’est une porte ouverte sur l’espérance. Mais elle demande du courage - et de l’humilité, pour changer radicalement, et inventer un autre rapport avec le vivant, la Terre. Avec Dieu finalement. Avec soi-même, sans aucun doute.


 

Nous réveillerons-nous un jour de notre étourderie, pour partager le pain et le vin de l’Esprit que nous tend la Sagesse, le Christ – nourriture et boisson de vie ;

...ou bien continuerons-nous de courir les yeux fermés sur ces chemins d’ignorance et d’autosatisfaction, mais qui nous éloignent petit à petit de Dieu et de nos frères humains ?



=>Voici que la Sagesse a bâti sa maison, et taillé ses sept colonnes (les sept piliers de la sagesse, selon les Écritures, qui sont : la crainte du Seigneur, l'instruction, la connaissance, la compréhension, la discrétion, le conseil et la réprimande) ; elle a préparé son vin et dressé la table – pour nous, c’est la Table de l’Eucharistie. Elle appelle : « Venez ! »

Allons joyeusement à sa rencontre !


« Ne vous enivrez pas de vin ; soyez plutôt remplis de l’Esprit Saint. » (Eph 5,18)


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LA THEORIE DU COYOTE SUSPENDU

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Comme chez le vil coyote de Chuck Jones, il n’est pas rare de voir un personnage courir, et continuer sur sa lancée en dépassant le bord de la falaise. Il finit par s’arrêter, se gratte la tête et réalise qu’il est dans le vide, ce qui déclenche sa chute immédiate — à la verticale. Or cette “théorie du coyote suspendu” est loin d’être absurde, comme va le montrer un petit détour par l’histoire des sciences.

C’est Galilée, au début du XVIIe siècle, qui a débrouillé le problème : un coyote emporté par son élan et dépassant le bord d’une falaise tombe en décrivant une parabole, comme on peut le voir en donnant une pichenette à une bille posée sur une table, et s’écrase au sol d’autant plus loin qu’il court vite. Cette chute parabolique peut être décomposée en deux mouvements : l’un, horizontal, à vitesse constante, jusqu’à la verticale du point d’impact, et l’autre, vertical et accéléré, pour rejoindre le sol. Le coyote suspendu est donc une décomposition parfaitement légitime du mouvement de chute libre. Cette variante trouvée chez Chuck Jones, disciple d’Avery, décompose encore plus le mouvement, et est donc encore plus drôle :

Dans la scène classique, le pouvoir comique tient à la durée du temps de réflexion du coyote… qui en a fait réfléchir beaucoup. Un certain S. R. Gould (sans doute un pseudonyme) a fait paraître en 1993 dans la revue New Scientist un article intitulé “Loony Tuniverse” où il propose une intéressante alternative : si l’on admet que la gravité est une forme d’énergie comme une autre, rien ne s’oppose à ce que l’énergie propre du coyote équilibre celle de la gravité, le coyote étant alors en lévitation. Mais si le coyote se met à penser en réalisant qu’il est au-dessus du vide, il utilise une certaine énergie (mentale), créant un déséquilibre qui se traduit par sa chute.


L’énergie mentale étant difficile à définir, force est d’en rester à la décomposition du mouvement. Comme le regard télescopique, la théorie du coyote suspendu a donc une longue histoire. On trouve chez Tartaglia (1606), juste avant que Galilée ne la démonte, une théorie analogue : ses boulets de canon, au lieu de décrire une honnête parabole bien symétrique, montent tout droit, font un petit cercle (le temps de se demander ce qu’ils vont faire ensuite), puis tombent à la verticale ! Et l’on trouve la même erreur, plus ou moins accentuée, chez les peintres du XVIIe siècle représentant des jets d’eau. Le rire du cartoon, une fois de plus, flirte étroitement avec l’histoire des idées.

Nicolas Witkowski




Nous marchons au-dessus du vide, comme le coyote de Tex Avery


Pour parler de l’époque que nous vivons, Bruno Villalba évoque "un moment de rupture" et convie la figure du coyote de Tex Avery, "personnage fascinant de stupidité et de constance", qui continue de courir au-dessus du vide alors qu’il a quitté la falaise, . Et il explique : "on est dans une logique d’inertie qui permet encore d’avoir suffisamment de puissance pour que la machine  continue à fonctionner pour le bien du plus grand nombre. Mais cette inertie s’épuise. Et dans le même temps, il y a d’autres inerties qui entrent en compétition avec notre inertie sociale : c’est l’inertie de la disparition du vivant, on est dans une période de 6ème extinction, on ne va pas entrer dans cette 6ème extinction, on ne va pas rentrer dans le changement climatique, on y est déjà, on ne va pas rentrer dans un processus d’artificialisation des terres, on y est déjà. Donc quand vous cumulez tous ces phénomènes, vous avez à la fois notre puissance énergétique qui diminue, notre puissance de capacité d’intervention qui diminue (..) et puis, de l’autre côté, les forces inertielles du monde vivant qui elles aussi s’épuisent. On est dans ce que le philosophe allemand Günter Anders appelle le délai c’est-à-dire la période qu’il reste pour que nous prenions des décisions face à des situations d’irréversibilité : combien de temps il nous reste pour prendre des décisions qui vont permettre de différer la situation d’irréversibilité, puisque de toutes façons on ne pourra pas y échapper. On est dans cette phase où les discours dominants continuent à croire qu’on va être dans une inertie suffisamment forte pour pouvoir ajuster tous nos comportements sociaux à ces disparitions des ressources, à ces limitations du vivant, etc. Mais le décalage n’est pas gérable : 8 milliards d’habitants veulent légitimement d’un mode de vie équivalent au mien, un confort matériel inédit dans l’histoire de l’humanité. Soit on accepte la prééminence des forces de la nature, soit on continue à croire qu’on est dans une logique suffisamment autonome nous les humains pour continuer à imposer notre volonté à tout ça. Ca ne marche pas".

Bruno VIllalba

Bruno Villalba : réinventer la politque à l'heure de l'anthropocène

17 août 2024  - sur 1RCF (à écouter) : https://www.rcf.fr/ecologie-et-solidarite/commune-conversion?episode=462847


Enseignant et chercheur en sciences politiques et militant écologiste, Bruno Villalba s’engage et se passionne pour l’écologie politique, un courant qui émerge dans les années 60-70 et pour lequel la politique ne se construit pas simplement dans son rapport avec l’homme mais à partir des conditions environnementales qui rendent possibles ce rapport à l’Homme. Si le registre dominant dans le champ des sciences sociales considère comme l’affirmait Cioran « quil n’y a pas de politique en dehors des hommes », Bruno Villalba répond : « si, Il y a une politique en dehors des hommes : elle s’appelle la nature, elle s’appelle le vivant, elle s’appelle l’éléphant, elle s’appelle le chien etc. »

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