A DIM 22 - "Chacun sa croix" ?

 

Peut-être avez-vous dans votre entourage, votre famille, une personne handicapée. 

Si c’est le cas, vous avez dû certainement entendre dire par des bien-pensants, cette phrase prononcée avec une mine attristée : ‘chacun sa croix !...’ Comme si le handicap avait remplacé la crucifixion aujourd’hui ! Et qu’il n’y avait plus qu’à se résigner en subissant un long chemin de croix imposé par un destin cruel.

Et on en dit autant de toutes les catastrophes morales ou matérielles qui vous tombent dessus : une maladie, un échec dans le couple, une séparation, une perte d’emploi, une inondation… En plus, ‘chacun sa croix’ appuie sur l’idée que chacun a déjà assez à faire pour porter sa propre croix que pour s’occuper de celle des autres.

L’expression « porter sa croix » tirée de l’Évangile de ce dimanche est devenue dans le langage courant synonyme de douleur et d’épreuve imposée par la vie, par Dieu.


Il faut bien remettre en place les choses : Accueillir un enfant handicapé ou autiste n’est bien sûr pas une sinécure, il faut se préparer à aller loin dans ses réserves d’amour et accepter que toute sa vie de couple et de famille, tous ses projets personnels, soient bouleversés et prennent une autre direction. Mais ce n’est certainement pas une punition, une sadique épreuve imposée par un Dieu pervers !

L’expression populaire n’a gardé de l’image de la croix que le côté supplice physique, avec la croyance que de ce mal on ne peut tirer aucun bien. Or, un enfant autiste rit, pleure, embrasse, fait aussi la joie de ses parents, à côté de bien des inquiétudes et des soucis. Il est un chemin d’amour et non de croix, un appel à aimer davantage et non un calvaire absurde. Son handicap ne serait une croix que si il était rejeté à cause de cela par les autres – ce qui arrive bien sûr, hélas, trop souvent encore – ou pire, s’il se croyait rejeté par Dieu.

Essayons de réfuter cette conception trop païenne de la croix du Christ pour mieux discerner ce que signifie la phrase de Jésus rapporté par Mathieu dans notre Évangile : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ».

Pendant des siècles, même s’il y a eu des exceptions chez les grands spirituels, l’Eglise a prêché aux gens la résignation devant la souffrance. « Cela est bon pour ton salut. Ne te révolte pas. » Et on ajoutait même parfois que plus on souffrait, plus on acquérait des mérites pour aller au ciel. Cela participe de cette idée fausse que toutes les épreuves sont envoyées par Dieu pour tester la foi des croyants, et les purifier de leurs péchés. Donc, courbe la tête et prie pour tes péchés. Résigne-toi.

Or, si je lis bien l’Évangile, Jésus est tout, sauf un résigné ! Il s’est battu contre les injustices de son temps qui enfermaient les gens dans des exclusions : les petits, les pécheurs, les sans-grade ; il n’a pas conseillé la résignation à Jaïre, le père de la jeune fille qui était en train de mourir, ni à Marthe et Marie, les sœurs de Lazare, ni aux lépreux, aux paralytiques et à tous les malades et les ‘rebuts’ de la société qu’on lui amenait… Non, au contraire, il leur a redonné de l’espoir en leur montrant le pouvoir de l’amour, qui est le pouvoir de Dieu qui transforme les situations. Il a toujours refusé la fatalité, au point de s’opposer aux puissants qui ne respectaient pas les faibles et les écrasaient… Bien sûr, à un moment donné, il s’est bien rendu compte de ce à quoi cela allait le mener : Et c’est alors qu’il a commencé à annoncer à ses disciples qu’il allait souffrir beaucoup, et être tué.

On comprend la réaction de Pierre : Pierre aime Jésus, profondément. Pour lui il a tout quitté, ses filets, sa famille, sa maison. Il a écouté ses enseignements et vu ses faits et gestes. Il l’a suivi avec le sentiment peut-être qu’il fallait protéger Jésus de ses imprudences, comme une espèce de garde du corps…

Alors Pierre se révolte : « Dieu t’en garde, Seigneur ! Cela ne t’arrivera pas ! »

Pierre ne peut pas réagir autrement : comment pourrait-il accepter de voir souffrir et mourir son ami ? Comment pourrions-nous accepter sans broncher de voir souffrir ceux que nous aimons ?

Comment ne pas être révolté devant un lit d’enfant à l’hôpital ? 

« Passe derrière moi, Satan ! Tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. »

Cette réplique cinglante de Jésus nous laisse pantois, abasourdis. Dieu serait-il le dieu de la souffrance et de la mort ? Le Père voudrait-il la mort de son Fils ? – Et Jésus serait-il suicidaire ?

Je pense à d’autres chrétiens d’hier et d’aujourd’hui, comme Dom Helder Camara, ou les moines de Thibirine, ou les martyrs de Corée ou d’ailleurs, qui, sachant les risques, ont continué jusqu’au bout – c’est-à-dire jusqu’à la mort – leur témoignage.


Trois certitudes :

Un : Dieu n’est pas un tueur ! Ce n’est pas lui, ce sont des hommes qui ont condamné et crucifié le Christ. Des hommes qui ont préféré tuer plutôt que de se voir menacés dans leur pouvoir. Le Père, Lui, n’exercera son pouvoir que par la résurrection de son Fils, rétablissant ainsi la Vérité et nous ouvrant ainsi à tous des chemins de résurrection. Notre Dieu est un Dieu de vie, pas de mort.

Deux : Jésus n’est pas un candidat au suicide.  Sa prière au Jardin des Oliviers en témoigne : il aurait voulu éviter cette épreuve de la souffrance, mais il l'a acceptée… par amour même de ceux qui allaient le condamner, le supplicier, et l'exécuter. Fidèle à la Parole d'amour qu'il tient de son Père, petit parmi les petits, pauvre parmi les pauvres, il a accepté d'être traité ainsi, comme un malfaiteur, comme le dernier des derniers.
 

Trois : Pierre a raison… mais il se trompe. 

Pierre a raison de vouloir protéger celui qu'il aime et qu'il admire. Un père ou une mère laisseraient-ils souffrir leur enfant sans chercher à intervenir ? Ce serait absurde. Tout comme la souffrance est absurde : la souffrance n'a pas de sens, jamais.

Mais il se trompe. En acceptant sur lui la souffrance et la mort, Jésus le Christ accepte de prendre pleinement rang d'humanité, comme il 'avait fait en recevant le baptême de Jean. Ce n'est pas un choix de mort, c'est un choix de vie. Prendre sa croix n’est pas tant pour Jésus endurer le supplice physique que faire corps avec les exclus de son époque, selon le sens qu’il donne lui-même à sa mission : « je suis venu chercher et sauver ceux qui étaient perdus » (Lc 19,10).

Pour lui, cela ne peut se faire de l’extérieur, par compassion, condescendance, aide humanitaire ou sociale : Il veut ne faire qu’un avec eux, jusque dans leur opprobre, jusque dans leurs enfers. Il leur apporte le salut de l’intérieur, étant l’un des leurs. Par la croix, il sait ce que c’est d’être méprisé, tourné en dérision, insulté, moqué, considéré comme un moins-que-rien. Et c’est pourquoi tous les malheureux, tous les souffrants d’hier, d’aujourd’hui et de toujours, souffrants que nous sommes ou serons aussi un jour, pourront se reconnaître en lui et espérer en la résurrection, la victoire de l’amour.

Pierre ne pourra comprendre ce choix que plus tard, à la lumière de Pâques, à la lumière de la résurrection. Et lui-même, plus tard, acceptera ce choix, acceptera de suivre pleinement le Christ : lui aussi donnera sa vie. Par amour, et pour témoigner, lui aussi, de la vie plus forte que la mort.


Prendre sa croix, frères et sœurs, n’est donc pas se résigner à la souffrance, à la mort, à l’injustice. Bien au contraire. Pas de dolorisme ! Jamais !

Depuis la mort et la résurrection de Jésus, la croix a changé de signification : Auparavant, dans l’univers païen et juif, la croix était signe que le condamné est absolument rejeté des hommes et de Dieu. L’horreur absolue. Depuis que Jésus l’assumée en notre nom à tous, il en a fait le plus grand signe d’amour et la preuve que Dieu ne nous abandonnera jamais.

Alors, frères et sœurs, qu’est-ce que c’est pour nous, chrétiens d’aujourd’hui, « porter sa croix en marchant à la suite de Jésus » ? Certainement pas arborer ostensiblement des signes religieux comme des soutanes, des bannières ou même des croix imposantes… Mais n’est-ce pas plutôt, nous engager à lutter nous aussi, jour après jour, courageusement et avec ténacité, contre la souffrance et la mort, à la suite du Christ guérissant les malades, délivrant les enchaînés et ressuscitant les morts !

C’est à nous qu’il revient aujourd’hui, de lutter aussi contre l’injustice, toujours porteuse de souffrance et de mort, partout dans le monde. Injustice économique, climatique, sociale …

Et il nous revient aussi, s’il le faut, de savoir donner un peu chaque jour notre vie, par amour de nos frères – et pour témoigner de la Résurrection, de la Vie de Dieu plus forte que la vie en ce monde.

« Celui qui veut sauver sa vie la perdra, celui qui perd sa vie - qui la donne, la gagnera. »  (Mt 16,25)


Terminons avec ce beau texte de St Pierre Chrysologue (IV°-V° siècles), qui renverse la signification de la croix :

« La grandeur de la Passion, dont vous êtes cause, vous couvre peut-être de confusion.
Ne craignez pas !
Cette croix n’est pas mon gibet, mais celui où la mort va mourir.
Ces clous ne fixent pas la douleur en moi, mais ils enfoncent plus profondément en moi l’amour que j’ai pour vous.
C’est blessures ne m’arrachent pas des cris, elles vous introduisent davantage au fond de mon cœur.
L’écartèlement de mon corps vous donne une plus large place en mon sein, il n’accroît pas mon supplice.
Je ne perds pas mon sang, je le verse pour payer le vôtre.
Venez donc, revenez, reconnaissez en moi un père que vous voyez rendre le bien pour le mal, l’amour pour l’injustice, une telle tendresse pour de telles blessures ».
(Sermon 108)

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