B DIM 24 - Pourquoi me frappes-tu ?

 

Pourquoi me frappes-tu ?  (méditation à partir d’Isaïe 50, 5-9 et de Marc 8,27-33)

Ce sujet (la violence subie ou qu'on fait subir) étant particulièrement sensible, je me suis autorisé à le développer plus largement et de façon plus précise que dans le cadre d'une simple homélie, afin de lui apporter les nuances nécessaires.  


Il est de bon ton aujourd’hui de se moquer du christianisme et des chrétiens, en particulier dans les sphères médiatiques et culturelles.

Le dernier exemple en date est sans doute la parodie de la "Dernière Cène" lors de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Paris, le tableau célèbre de Léonard de Vinci, au cours de laquelle des drag-queens ont remplacé le Christ et les apôtres. Malgré le respect que l’on peut et doit avoir pour ces minorités sexuelles, cette évocation tournant en dérision un élément central de la foi chrétienne et de la sensibilité des croyants, n’était certainement pas du meilleur goût et ne rendait pas honneur à la France, « fille aînée de l’Eglise » comme la nommait Jean-Paul II.


Un certain climat antireligieux se répand chez nous, qui se nourrit entre autres des amalgames simplistes que l’actualité hélas facilite : religion = terrorisme ; religion = facteur de guerres, de conflits ; religion = abus, violence, racisme, mépris des femmes, etc…, en faisant abstraction de toute nuance et en encourageant dans le public les jugements à l’emporte-pièce. On ne se donne plus la peine d’analyser en profondeur, en essayant de comprendre comment des religions, en soi bénéfiques et inoffensives, sont hélas parfois détournées et instrumentalisées pour servir à des fins perverses.

La stigmatisation et la raillerie vis-à-vis des chrétiens se révèle parfois de façon plus sournoise, par exemple au travers du harcèlement scolaire vis-à-vis d’élèves qui n’ont pas pu éviter de révéler leur attachement à la religion catholique. Ce phénomène existe depuis des décennies, mais il prend aujourd’hui de l’ampleur dans certains milieux.

Mais cela n’est encore rien à côté des persécutions violentes que subissent de très nombreux chrétiens dans le monde : dans des pays comme la Chine, l’Inde, L’Iran, le Nigéria, le Vietnam, la Libye, le Soudan, le Pakistan, la Corée du Nord, l’Azerbaïdjan etc.  L’ONG ‘Portes Ouvertes’ estime que 365 millions de chrétiens dans le monde en 2023 ont été discriminés, exilés, tués, violés, spoliés etc. au nom de leur foi !



L’Europe n’est pas épargnée : Pour l’année 2022, on a documenté 748 crimes de haine anti-chrétiens dans 30 pays différents, allant des attaques incendiaires sur des églises, des graffitis, des profanations et des vols, aux attaques physiques, insultes et menaces. Ces chiffres correspondent à ceux du rapport de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) sur les crimes de haine, publié le même jour, comptant 792 crimes de haine anti-chrétiens dans 34 pays. Ces chiffres sont en augmentation chaque année. Mais ils ne peuvent pas rendre compte de tous les menus actes de vandalisme non recensés, des dégradations volontaires à l’encontre de symboles chrétiens, ou des pressions négatives, des petits harcèlements ou carrément des actes d’exclusion dans le monde du travail et de l’entreprise…

La représentante et chercheuse de l’OSCE, Regina Polak, déclare cette évolution profondément inquiétante et invite les gouvernements et la société à prendre conscience de ce problème et à prendre des mesures politiques afin de le combattre ‘de manière décisive’. (Je n’ai pas l’impression que c’est au top des préoccupations de nos élus…)

Cependant, le pire consiste sans doute dans la tendance qui se marque actuellement à empêcher de plus en plus souvent la prise de parole des chrétiens dans l’espace public : en la disqualifiant systématiquement ou en empêchant tout discours qui ne se réfère pas à la ‘pensée unique’ diffusée par les courants d’opinion majoritaires et laïques - en particulier sur les thèmes d’éthique, de justice ou de respect des croyances.

Après tout cela, chers frères et sœurs, comment ne pas reconnaître dans le passage si interpellant d’Isaïe le modèle même du chrétien persécuté ? (Mais on pourrait dire aussi, celui du Juif persécuté, du Musulman, ou de l’adepte de toute autre minorité religieuse…)

« Le Seigneur mon Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas dérobé. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Je n’ai pas caché ma face devant les outrages et les crachats. Le Seigneur mon Dieu vient à mon secours ; c’est pourquoi je ne suis pas atteint par les outrages, c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre : je sais que je ne serai pas confondu. » (Is 50,5-9)

La tradition chrétienne a relié ce portrait à la personne du Christ ; d’ailleurs on lit ces lignes lors de la célébration de la Passion le Vendredi-Saint. 



Comment réagir ? (face à la stigmatisation, à la moquerie, à la persécution)


On ne peut évidemment réagir à la violence par la violence. Ni au mépris par le mépris.

Peut-être n’est-il pas inutile de se rappeler qu’en d’autres temps, c’étaient de bons chrétiens alors majoritaires et dominants qui harcelaient ou persécutaient les Juifs, les athées, les « mécréants ». Donc, ne nous prenons pas pour des anges ou des martyrs – mais ne laissons pas non plus nous culpabiliser inutilement  les discours faciles et sans nuances (car anachroniques et hors contexte) sur l’inquisition, les croisades – ou plus récemment encore, les adoptions forcées d’enfants de mères célibataires par des institutions religieuses au siècle dernier (émission RTBF ‘’Investigations’’ de ce mercredi 11/09) ; ne les laissons pas nous culpabiliser : les chrétiens ne sont pas plus responsables de la shoah, par exemple, que les laïques libres-penseurs actuels de la Terreur révolutionnaire du temps de Robespierre.


L’humain a toujours été tenté par la violence, et cela même quelquefois au nom de motifs élevés ou pour ce qu’il estimait être le ‘bien commun’. « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour tout le peuple » affirmait le grand-prêtre Caïphe en condamnant Jésus.

Malheureusement, nous le savons, la violence et la haine engendrent la haine et la violence. L’illustration la plus affligeante et terrible de ce cercle vicieux est bien le conflit israélio-palestinien, envenimé par des décennies d’injustices et d’éclats de haine meurtrière réciproque, et qui est entré dans un paroxysme absolu après le 7 octobre 2023 et dont on ne voit pas une issue possible vers une réconciliation et une cohabitation pacifique avant de très nombreuses générations peut-être…

Comment briser l’engrenage de la haine ?

Le processus à la base de toute confrontation menant à la violence est en fait un sentiment identitaire qui implique d’abord une peur, puis une haine de l’autre, dont on souligne les différences pour s’en démarquer (cf Amin Maalouf, « Les identités meurtrières », ed. Grasset 1998).

La façon dont les identités se constituent est déterminante pour expliquer la séparation, puis le rejet des « autres » et leur mise à l'écart (définition de l'apartheid), jusqu’à justifier parfois au bout du processus leur destruction éventuelle ou leur éradication. Ainsi, Ie peuple juif s’est presque toujours vu menacé et souvent conquis par des peuples plus puissants que lui. Il a donc cherché sa force et sa cohésion dans les récits qui le désignaient comme « élu » de son Dieu en le mettant à part du reste de l’humanité. Les persécutions qui se sont abattues sur les israélites au cours des siècles ont constamment renforcé cette identité, jusqu’à la création de l’état d’Israël en 1948 et l’avènement du sionisme. Les colons juifs extrémistes (de Cisjordanie, de Palestine occupée, sont fortement imprégnés de cet imaginaire de la « Terre promise », tout comme le sont aussi les suprématistes blancs des Etats-Unis, descendants des puritains dissidents anglais du « Mayflower » ou des colons irlandais catholiques fuyant les persécutions des protestants. Ou encore, les Boers, anciens employés exploités par la Compagnie néerlandaise des Indes, devenus colons (les Afrikaners) de la future République d’Afrique du Sud, société calviniste fondée sur l’apartheid. 

Ce phénomène est récurrent dans l’histoire de l’humanité. Le persécuté devient à son tour persécuteur. Le mépris dans lequel a été tenu le monde musulman après la chute de l’empire ottoman et la colonisation de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient peut aussi expliquer possiblement la volonté fantasmée et en partie réalisée d’un « Etat Islamique » et l’émergence de sociétés basées sur la violence comme Al-Qaïda, Daesh, Boko-Aram…


Pour briser l’engrenage de la haine, il faut donc que ces identités étroitement exclusives (et excluantes) s’ouvrent à une dimension plus universaliste et deviennent inclusives (comme le christianisme est sensé l’être dans son essence). Autrement dit, il faut la prise en compte d’une identité plus fondamentale englobant toutes les autres : celle de notre Humanité. Par -delà des religions, des cultures, des races et des civilisations, notre identité la plus profonde et commune à tous est celle d’être des humains. Pour arriver à cet élargissement de nos identités et dépasser la peur ou le mépris, nous devons arriver à nous projeter dans l’autre pour reconnaître en lui un semblable.

C’est ce que fait Jésus le Christ. Il n’enferme pas l’autre dans ses particularismes (de religion, de race, etc) mais l’interpelle en tant qu’humain habité de l’étincelle divine. Il révèle à chacun sa véritable identité, en fait, celle d’enfant de Dieu créé à son image, et il fait tout pour restaurer cette image.



Les régimes totalitaires fondés sur des idéologies comme le nazisme persécutaient ceux qui n’appartenaient pas à leur système identitaire, en niant leur humanité, c-à-d en les déshumanisant : ils ne les considéraient pas comme des êtres humains. Le Christ, lui, fait tout le contraire. Il voit en chaque homme un frère, une sœur, un fils ou une fille de Dieu. Et il l’inclut s’il le désire dans son Royaume universel.

Mais que faire si on est victime soi-même ?

Le respect de soi-même impose qu’on se défende, mais pas nécessairement par des moyens violents : si le mal reçu transforme l’agressé en agresseur, il gagne deux fois ! Quand Jésus annonce sa Passion aux disciples dans l’Évangile de ce dimanche (Mc 8,27–35), il ne leur demande pas de riposter par des attentats ou des prises d’otages. Ça, c’est la façon de faire de Judas.

Il ne leur demande pas non plus de l’aider à éviter la Passion. Ça c’est la manière de penser de Pierre, que Jésus traite à l’occasion de Satan, parce qu’il fait obstacle à la révélation de la puissance de la non-violence de l’amour : « tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celle des hommes ».

Non : il leur demande de « perdre » (la vie, l’honneur, la richesse, la gloire, la puissance…) là où tout le monde veut gagner !

C’est ce qui certainement nous paraît le plus difficile – à comprendre et à pratiquer – dans son message évangélique : le mode de défense du Christ, qui à première vue pourrait être naïf ou inefficace, en tout cas risqué.

Jésus a été au bout de cette réaction non-violente : il ne s’est pas dérobé aux soldats venus l’arrêter ; il a enduré le fouet qu’il aurait pu briser ; on l’a tourné en dérision, nu sur le bois, sans qu’il appelle à la vengeance ; on l’a éliminé comme un moins-que-rien sans qu’il rêve de revanche. On l’a maudit sans qu’il maudisse. Au contraire, il a prié pour les soldats qui le clouaient.

Cependant, il s’est tenu droit devant ses agresseurs, leur imposant son Humanité qu’ils ne voulaient pas voir : il a demandé la justice : « si j’ai mal parlé, montre ce que j’ai dit de mal. Mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18,23) - Il a fait face à Pilate, jusqu’à le déstabiliser par ses paroles, son regard, son silence.


Bien sûr, cela ne l’a pas empêché d’être crucifié. Mais le ver a été dès ce moment introduit dans la pomme, le pouvoir des méchants n’est plus automatiquement le plus fort : le combat de la non-violence digne subvertit de l’intérieur le cycle infernal des représailles, des vengeances, des violences infligées pour 'panser' d’autres violences. 

N’oublions pas que pendant les trois premiers siècles, la foi chrétienne s’est répandue comme une traînée de poudre autour du bassin méditerranéen grâce au témoignage des martyrs : humiliés, ridiculisés, caricaturés, diffamés, suppliciés sous les rires et les applaudissements des foules des stades romains, ils ont pourtant transmis la flamme au monde entier. Et par contagion, une nouvelle manière de vivre les relations humaines, d’apprivoiser les identités s’est répandue. La Résurrection du Christ a en quelque sorte signé la victoire de l’amour sur la haine, promesse qui s’appliquera à tous ceux qui s’engagent sur ce chemin.


L’amour désarme la haine, d’accord, mais il faut en payer le prix. Et ce n’est certes pas facile, car tant qu’on n’y est pas confronté en personne, qui sait comment nous allons réagir vraiment en cas d’insultes, de harcèlement, de dérision meurtrière ?

On ne peut lire sans trembler Matthieu 5,11 : « heureux êtes-vous si l’on persécute… ». Et pourtant c’est en le lisant, en le disant, que la force nous est donnée d’en-haut : « Quand on vous livrera, ne vous inquiétez pas de savoir ce que vous direz ni comment vous le direz : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là. Car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (Mt 10,19-20).

Oui, se défendre en croyant défendre Dieu ou l’Eglise, ce n’est pas invectiver « les autres », adversaires présumés ou déclarés de la foi chrétienne, ni les caricaturer comme nous nous sommes sentis quelquefois caricaturés et incompris, moqués.

Tendre l’autre joue à celui qui me frappe, n’est-ce pas lui montrer une joue non meurtrie par son insulte, non salie par son crachat - lui montrer ma vraie dignité d’enfant de Dieu, et en appeler à notre humanité commune ?





Pour en revenir à la parodie de la Cène lors de la cérémonie d’ouverture des J.O., plutôt que de s’en offusquer et « renvoyer la balle » en dénonçant une volonté d’agression (non vérifiée) et vilipender le monde homosexuel, ne vaudrait-il pas mieux s’unir pour demander le respect pour tous au lieu de nous opposer en tournant l’autre en dérision ? Ne sommes-nous pas, nous les catholiques, et elles, les personnes LGBTQIA+, finalement deux minorités discriminées chacune à sa manière : il serait plus judicieux de chercher à comprendre et à s’entendre - d’autant qu’il y a nombre de personnes homosexuelles qui sont sincèrement et authentiquement chrétiennes. Ce qui n’empêche pas de demander comme Jésus : « Pourquoi me frappes-tu ? »


Puisque nous sommes dans le « mois pour la Création », prenons exemple sur François d’Assise qui a su apprivoiser le loup qui terrorisait les gens du village de Gubbio. Croyons qu’il nous est également donné d’apprivoiser les loups violents de notre société. En commençant par les aimer, en les considérant du point de vue de Dieu et non du point de vue des hommes.

…Et surtout, évitons de hurler avec les loups !

B.P.

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