A DIM 33 - Le Dieu pervers et les talents


Cette parabole de Matthieu qui s’insère entre celle des « vierges insensées » et celle du « Jugement dernier » nous paraît
incroyablement injuste. On est en droit de se sentir étonné, voire révolté par la réponse du maître à son serviteur qui n’a pas fait ce qu’il attendait de lui. Dieu serait-il un dieu pervers ?

Ça fait partie de la pédagogie de la parabole, qui est justement de réveiller l’auditeur et de le renvoyer à lui-même. Il s’agit pour l’évangéliste, non pas de faire la morale : ce n’est jamais le cas, il faut se défaire de toutes les interprétations moralisantes que l’on fait des paraboles évangéliques ! Mais il s’agit de dessiner en quelque sorte une vue d’ensemble du parcours de l’humain sur terre et de son terme. Quelle est mon attitude de vie, ma conception profonde de la vie et qui induit mes comportements ? 

Nous avons plus ou moins tous des croyances, ou une image de soi et du monde qui nous entoure. Certaines sont positives, d’autres limitantes. Elles trouvent leur source dans nos expériences passées, souvent familiales, dans la mesure où il s’agit souvent, de ce que notre entourage nous a fait croire de nous et de notre valeur. Par exemple : « Je n’y arriveras jamais » ; « je n’ai pas le droit à l’erreur » ; « je ne mérite pas d’être aimé » ; « je suis toujours rejeté par les autres » ; etc. Ce sont des croyances, parce qu’elles ne reposent plus sur des faits réels, ceux qui se sont peut-être effectivement produits dans le passé, mais sur une espèce de fatalité qui voudrait que ces faits se reproduisent inévitablement toujours. Elles sont limitantes car elles nous interdisent de réagir autrement que par le passé. Si j’ai été brimé, harcelé, et bien je devrai toute ma vie rester sur la défensive, puisque cela ne va pas manquer de se reproduire. Si j’ai été convaincu que je suis incapable de réaliser une action ou d’atteindre un objectif, je suis certain que cela sera toujours le cas donc je n’essayerai même pas.

C’est, me semble-t-il, exactement ce que vit le troisième serviteur de la parabole : il reproduit visiblement une vieille croyance qui semble bien ancrée chez lui. « Un maître est forcément dur, injuste, terriblement exigeant. Il ne peut pas en être autrement. Si Dieu me confie quelque chose, il doit avoir en tête ce que pensent tous les maîtres : tendre un piège, pour m’humilier et me punir… » 

En fait, beaucoup de gens, des chrétiens, ont encore toujours cette image projetée et fantasmée de Dieu comme d’un tyran qui cherche constamment la faille, le défaut pour faire tomber les gens et les punir. Ce sont souvent des personnes qui ont été élevées dans une religion de la Loi et de la crainte (avec un contexte familial tout basé sur le mérite et le devoir) : « Si tu ne te conduis pas bien, le ‘bon Dieu’ te punira ! » Cette croyance les poursuit toute leur vie en induisant chez eux ce réflexe de peur et de mise à l’abri... « Houlà là, danger ! J’ai reçu un talent, c’est affreux, on va me demander des comptes, ça va barder ! » C’est pourquoi il enterre son talent, en fait, il est déjà dans la mort, une logique mortifère : « J’enterre ma vie, je m’enterre - comme ça je n’ai plus de comptes à rendre à personne. Je rends à Dieu, au monde, à la vie juste ce qu’on m’a donné, 1 pour 1. Point. Laissez-moi tranquille ! » 



Alors que le but du maître, dans la parabole, est tout autre : En donnant à ses serviteurs ces talents (chacun selon ses capacités, est-il précisé) : une somme d’argent, assez colossale puisqu’un seul talent valait +/- 25 kg d’argent pur, le maître veut faire entrer ses serviteurs dans sa Joie. La joie du maître n’est pas de recevoir, elle est de donner, de partager. De rendre heureux et de faire grandir. C’est une logique de vie. Pas de donnant-donnant, de comptage, de mérite.

Constamment, les paraboles cassent ce modèle de relation basé sur l'équivalence et le mérite : Avec Dieu, on est toujours en fait dans la surabondance et la générosité. C’est ce qui explique la dernière phrase de la parabole qui nous paraît scandaleuse : « à celui qui a, on donnera encore et il sera dans l’abondance ; mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. » Cela nous semble profondément injuste ! En fait, par ce récit imagé et provoquant, Jésus veut nous interpeller sur nos attitudes et nos motivations profondes : Sommes-nous dans une logique de méfiance et de repli sur soi, une logique de mort ; ou bien sommes-nous dans une logique de confiance et de générosité, une logique de la vie ? La première logique ou attitude en effet nous fait tout perdre



J’ai connu des personnes qui s’étaient enfermées dans une croyance négative suite à une expérience d’abandon ou de rejet remontant à l’enfance ou à l’adolescence, et qui les a cassés, qui les a tués psychologiquement : « Jamais je ne serais acceptée par tel groupe, telle personne, puisque d’ailleurs je n’ai jamais été acceptée par ma famille. Donc je ne vais pas m’investir dans une relation, cela ne peut qu’échouer et me faire mal à nouveau. » Ou bien : « On m’a harcelé, on a cherché à me prendre en défaut pour me culpabiliser, je ne peux plus supporter que l’on me dise que j’ai tort ou que je me trompe, donc je vais être hyper-perfectionniste et je vais vouloir constamment démontrer aux autres que ce sont eux qui font des erreurs. »

La croyance limitante du troisième serviteur concerne donc l’image qu’il se fait du maître, mais aussi de lui-même et cela lui coupe les ailes pour agir. Il doit penser : ‘je suis un minable. La preuve, j’ai reçu 5 fois moins que le premier, et 2 fois moins que le deuxième. Je suis tellement nul que j’échouerais sûrement si je tentais de faire quelque chose avec mon talent. Mieux vaut le neutraliser’. Tout éducateur sait qu’un enfant à qui on n’a cessé de répéter : ‘tu es un vaurien’, finit par y croire et par agir comme le vaurien qu’il est censé être.


Alors, pourquoi le maître ne corrige-t-il pas lui-même l’image que lui renvoie son serviteur et au contraire le confirme-t-il dans sa croyance : « Tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l’ai pas répandu… » lui dit-il.

D’abord, il y a une finesse de traduction mal rendue je crois : Il aurait fallu sans doute traduire ainsi le discours du 3ème serviteur : « Je te connaissais comme un homme dur et exigeant », et la réponse du maître « Ta connaissance de moi est que je moissonne où je n’ai pas semé ». Autrement dit : Ah, c’est ça l’image que tu te fais de moi ? Eh bien, je ne peux agir que de la manière dont tu me vois, parce qu’en fait c’est toi-même qui te punis, en t’enfermant hors de la vie et de la joie, dans l’obscurité extérieure. Et si tu ne te sentais pas capable de faire fructifier mes dons, eh bien tu aurais au moins pu t’appuyer sur la communauté des frères (=la banque) qui aurait intercédé pour toi et t’aurait porté… Mais tu as préféré rester seul dans ton marasme. 

Ceci explique la phrase au départ scandaleuse : « Donnez son talent à celui qui en a 10, car à celui qui a, on donnera encore et il sera dans l’abondance, mais celui qui n’a rien se verra enlever même ce qu’il a. » Ainsi donc, ce n’est pas Dieu qui retire ses dons, il ne reprend jamais ce qu’il donne. Mais c’est l’homme qui, ne croyant pas à la vie, aux possibles qui lui sont offerts, les tue dans l’œuf. Il en va ainsi de la foi : celui qui ne la cultive pas, qui ne la met pas en pratique mais la conserve sur une étagère de sa vie, finit par la perdre totalement, contrairement à celui qui s’implique et s’investit dans la démarche de foi et la met en œuvre au travers de l’action vis-à-vis des autres .

Nous sommes fils de la lumière, écrit l’apôtre Paul (1Thess 5,6), donc nous ne devons pas agir par crainte mais par amour !
Le portrait de la « femme parfaite » du livre des Proverbes ne doit pas nous faire idéaliser une image patriarcale de la « femme au foyer », mais doit renvoyer à la confiance et à la générosité qu’elle sait mettre en action. (Au fait, si on ne parle pas de « l’homme parfait », c’est sans doute qu’il n’en existe pas… ;) )


À quoi donc cette parabole des Talents nous invite-t-elle donc, mes chers frères et sœurs, en ce temps d’aujourd’hui ?

-D’abord, je crois, à réfléchir sur ma conception de la vie, mon attitude essentielle (mon moteur) : est-ce la peur ? Ou bien la confiance ? Quelles sont mes croyances limitantes ?

-Deuxièmement, comment je vois Dieu ? Quelle(s) image(s) me fais-je de lui ? Est-il pour moi un Dieu de la vie, qui me veut heureux, ou un juge qui me surveille et à qui je dois rendre des comptes ? (N.B. Dans l’histoire, il ne s’agit pas de « rendre des comptes » et mais de rendre compte, c’est-à-dire faire le tour de ma situation, ce n’est pas du tout la même chose.)

-Enfin, comment pourrai-je dépasser mes croyances limitantes pour transformer mes attitudes profondes afin qu’elles soient porteuses de vie et de joie pour moi-même et pour ceux qui m’entourent ? Quel travail à faire sur moi-même afin que je me réjouisse des ‘talents’ que Dieu m’a donnés et que je les rende féconds ?

 Lorsque la tentation de tout repeindre en noir nous submerge,

lorsque que la peur nous paralyse,
lorsque que nos croyances nous limitent, nous mutilent,
lorsque nous n’arrêtons pas de gémir d’être une victime,
relisons la parabole : « arrête de faire ton Calimero ! »
Au lieu de te comparer pour t’enfoncer, réjouis-toi de ce que tu as reçu, et fais-toi confiance pour en tirer quelque chose de bien.

Viens Esprit-Saint, souffle de vie, réchauffe ce qui est froid en moi, redresse ce qui est courbé, allume en moi le feu de la confiance et de la joie ! Amen.   

"Le vrai drame de l’homme, c’est ce qu’il pense ou croit penser de Dieu." (Maurice Bellet, "Le Dieu pervers")

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