C BAPTÊME DU SEIGNEUR - Les cieux s’ouvrent toujours
Il y a des
lieux et des dates qui sont gravées dans notre mémoire. C’est assez
extraordinaire : Tout le monde ou presque se souvient de l’endroit où
il se trouvait et ce qu’il était en train de faire par exemple le 11
septembre 2001 au moment où les chaînes de TV du monde entier diffusaient les
images des avions s’écrasant sur les tours jumelles du WTC à New-York.
Pareillement, on se souvient très bien aussi de ce qu’on faisait et en quel
lieu on était, lors des attentats le 7 janvier 2015 à « Charlie-Hebdo »
et à l’Hyper-Casher de Paris.
On pourrait
bien sûr allonger la liste : personnellement, je me souviens très bien que
le jour où on annonçait à la radio l’accident de Lady Diana ayant entraîné sa
mort, j’étais en train de visiter le domaine de Villers-sainte-Gertrude avec
mes parents, et au moment où dans la cafétaria la TV interrompait son programme
pour annoncer la nouvelle, tout le monde était scotché devant l’écran. Ces
événements nous ont marqués comme une pierre noire ou blanche, une balise dans
notre histoire personnelle et/ou collective.
Mais il y a
aussi des événements heureux dont on se souvient « comme si c’était hier »,
et qui sont ravivés parfois par une mélodie, une photo, un paysage… Ainsi pour
les couples : rares sont ceux qui n’ont pas une danse, une musique, une chanson
où ils se sont embrassés et aimés, et qui restent pour eux la mélodie de leur
amour ou de leur rencontre.
Pour
certains aussi, ce sera une expérience spirituelle qui les a touchés et
transformés en profondeur. Des enfants ont ainsi vécu leur « première
communion » comme une véritable rencontre, qui les a durablement marqués. Pour
d’autres, ce sera un appel reçu qui a transformé leur vie, parfois issu d’une
rencontre avec un « témoin » ou d’un surgissement dans la profondeur
de son cœur. Je me souviens très bien du moment et du lieu exact où je me
trouvais quand ma vocation m’est apparue comme une évidence, un jet de lumière :
au milieu de la basilique du Valdieu, près du second pilier de gauche. De mon
ordination sacerdotale, je n’ai pas gardé beaucoup de souvenirs, sauf le moment
où avec mes confrères j’étais allongé sur le sol devant l’autel pendant la
litanie des saints, et tout le monde pouvait voir nos souliers neufs ! Par
contre je me souviens très bien qu’après la cérémonie, de retour au séminaire
pour la réception, seul dans l’ascenseur j’ai regardé mes mains encore humides
d’huile sainte et je me suis dit tout à coup : « ça alors ! C’est
fait ! Mes mains ne sont plus à moi mais au Christ. »
J’imagine
que c’est un évènement à peu près comparable que Jésus a vécu au Jourdain et
dont les trois évangélistes Matthieu, Marc et Luc se font les rapporteurs, tous
les trois avec cette même expression : « Les cieux s’ouvrirent ».
Jean, lui, sans parler en détail du baptême du Christ, utilise la même phrase
dans la bouche de Jésus prophétisant devant Nathanaël ébahi : « Amen,
amen, je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert, et les anges de
Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme » (Jn
1,51).
Ce que
recouvre exactement cette expérience vécue par Jésus lors de son baptême au
Jourdain, nous ne le saurons jamais, mais l’expression « les cieux s’ouvrirent »
ainsi que les autres classiques d’une théophanie, c’est-à-dire d’une
manifestation du divin : la voix venant du ciel ou du plus profond de son
âme, un souffle léger comme une colombe, une lumière parfois, ces signes
suggèrent qu’une communication directe avec le ciel, avec Dieu, est établie. Il
y a du réseau! Le ciel est ouvert. Et le message est donné : « Toi, tu es
mon Fils bien-aimé ; en toi je trouve ma joie. »
Cette parole
est un peu le condensé de toutes les expériences où Dieu se donne à connaître,
à entendre, à sentir ; toutes les expériences spirituelles peuvent se
résumer quelque part à cette découverte comblante, ce ressenti en profondeur,
cette révélation éblouissante que l’on est aimé personnellement comme Jésus par
son Père : « Tu es ma fille, mon fils bien aimé en qui je mets
toute ma joie, tout mon amour ! »
« Alors
les cieux s’ouvrirent ». Frères et sœurs, avez-vous le souvenir d’un
moment unique entre tous où pour vous, les cieux se sont ouverts ? Où vous
avez eu l’impression – la conviction que rien ne serait désormais plus pareil
pour vous ? Que désormais, il y a un « avant » et un « après »
cet événement, cette rencontre ?
Je ne vous
parle pas d’extase ou de transe religieuse : Je vous parle d’un événement
ou d’une rencontre qui a changé votre vie. Votre regard. Votre foi et la
manière de vivre votre croyance. Et qui a orienté votre engagement dans le
monde, la société ou le milieu où vous vous trouvez. Ces expériences
spirituelles ne sont pas réservées aux saints, aux religieux ni aux gens
extraordinaires. Mais elles peuvent parfois les rendre extraordinaires.
Dans la Bible, une foule de personnages ont vécu de telles expériences où les cieux s’ouvrent l’espace d’un moment : Abraham et le ciel étoilé, Moïse et le buisson ardent, Elie et le souffle ténu d’une brise légère, Jacob et son songe d’une échelle vers le ciel, les mages et leur étoile, Étienne le premier martyr qui « contemple les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu » (Ac 7,56)…
Des personnages
plus contemporains ne manquent pas, qui témoignent de ces moments uniques où
pour eux aussi le ciel s’est ouvert et qui a profondément modifié leur
trajectoire de vie : l’écrivain Paul Claudel qui raconte ainsi sa conversion
inattendue le jour de Noël 1886, entré athée dans Notre-Dame de Paris (qui n’était
pas encore brûlée ni restaurée), et qui en est ressorti chrétien : j’étais « près du second pilier à l’entrée
du chœur à droite du côté de la sacristie. Et c’est alors que se produisit
l’évènement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je
crus. Je crus d’une telle force d’adhésion, d’un tel soulèvement de tout mon
être, d’une conviction si puissante que depuis, tous les livres, tous les
raisonnements, tous les hasards d’une vie agitée n’ont pu ébranler ma foi »
(1). De l’évènement lui-même, il ne raconte pudiquement rien,
pareillement à Blaise Pascal, qui de sa propre expérience mystique n’en parlait
que par allusion : « feu, feu, feu… » (2). C’est bien le feu de
l’Esprit !
Jésus, lors
de son baptême par Jean, est bouleversé au plus profond de son être, comme nous
le sommes avec Claudel ou Pascal lorsque quelque chose de plus grand que nous
nous saisit, nous étreint, nous éblouit, et nous révèle qui nous sommes en
vérité, notre identité et notre vocation : « tu es mon fils
bien-aimé… »
D’autres,
beaucoup d’autres ont reçu ce baptême du feu et témoignent ainsi que cette
expérience des cieux ouverts est possible pour chacun, quel
que soit notre état au départ, croyant, croyant pratiquant, ou mal croyant ou
même athée. Je pense par exemple à deux figures modernes, Thérèse de Lisieux (3)
et Charles de Foucauld (4). Une fois qu’ils ont connu cette expérience, ils ont
consacré tout le reste de leur vie à brûler de cet amour en le communiquant
autour d’eux. On pourrait en dire autant de sœur Emmanuelle, de Guy Gilbert, et
j’en passe - car ce sont la plupart du temps des gens engagés mais très
discrets sur ce qu’ils ont vécu un jour dans leur intimité.
L’ouverture céleste que nous fêtons ce dimanche du Baptême du Seigneur n’en finit pas de se répliquer en d’innombrables déchirures salutaires dans l’histoire de l’humanité, et dans notre propre histoire. Y prêtons-nous suffisamment d’attention ? Y revenons-nous souvent, comme à une source, pour y puiser force et audace, et surtout la joie de nos propres baptêmes ?
À ce sujet,
il m’arrive parfois, en voyant la joie des nouveaux baptisés adultes, de
regretter la pratique du baptême des petits enfants - qui diminue d’année en
année, alors que les demandes de baptême émanant d’enfants en âge de scolarité,
d’adolescents et d’adultes accomplis, elles, ne cessent d’augmenter. Signe des temps ?
D’un besoin d’une religion moins formelle-formaliste, mais plus ancrée dans le
vécu existentiel…?
Ces
expériences nouvelles peuvent être portées par des signes, tels ceux qui
accompagnèrent le baptême de Jésus - la voix, la colombe… : pour certains, ce sera un moment musical chavirant leur âme, pour d’autres, un pèlerinage à pied dans
une nature qui vous dépouille des choses factices, pour d’autres encore, le
regard d’un homme ou d’une femme qu’on a contribué à sauver ou à relever… Chacun
de nous pourrait ainsi composer la playlist de ses déchirures, la litanie de
telles fulgurances, comme les grains d’un chapelet dont la cordelette court
entre nos doigts…
L’important,
c’est l’anamnèse (mot
qui signifie : faire mémoire, rendre présent tel ou tel événement) qui
maintient ouverte cette porte entre le ciel et nous. Comme nous le faisons à la
messe au moment de la Consécration. Quelle tristesse ce serait, si nous ne pouvions
plus nous souvenir et raconter les moments, ces fractures heureuses de notre
histoire où le ciel s’est rapproché, où la colombe a volé entre lui et nous…
Pour
lutter contre cet Alzheimer spirituel, je vous invite chacune chacun à prendre quelques
minutes pour vous souvenir, faire mémoire d’un ou plusieurs de ces moments où,
pour vous, le ciel s’ouvrit – et les relier à votre baptême :
« Tu es mon fils, ma fille bien-aimée en qui je trouve toute ma joie ! »
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NOTES :
(1) « L’âme
humaine, dit Claudel, est une chose capable de prendre feu. Elle n’est
même faite que pour cela. Ce feu porte un nom, il s’appelle la joie ou encore
l’enthousiasme puisqu’il vient de Dieu. Ce feu invite l’homme à vivre le drame
de la vie dans toute son intensité et à convertir toute expérience – voyages,
rencontres, succès, défaites, passion amoureuse, mariage – en occasion de se
grandir. » Cette joie, depuis la
révélation de Noël 1886 à Notre-Dame, Claudel en a, non sans luttes, accepté le
risque, celui de vivre à la lumière de Dieu, cet hôte qui vous guérit pour
toujours du repos. La devise de cette joie ? N’empêche pas la musique. N’empêche,
sous aucun prétexte, la musique de ta vie de s’accomplir. » Paul Claudel, la vie au risque de la joie -
Emmanuel Godo
(2) Blaise Pascal, « L’an de grâce 1654, lundi, 23 novembre, jour de saint Clément pape et martyr et autres au martyrologe. Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres. Depuis environ dix heures et demie du soir jusqu’à environ minuit et demi. Feu. » Texte du Mémorial. Copies et éditions [archive] »
(3) Pour
Thérèse, ce fut au retour de la messe de Minuit chez elle à Lisieux, alors
qu’elle avait 11 ans et qu’elle était toujours colérique et égocentrique maladivement.
Elle surprend son père fatigué dire à sa mère à propos des cadeaux de Noël à
faire aux enfants : « Heureusement, c’est la dernière année ». D’abord
prise de colère et de profond dépit, elle s’enferme d’abord dans sa chambre
avec sa sœur Céline. Mais là, touchée par la grâce, elle comprend que Jésus s’adresse
à elle et lui demande de lui offrir sa peine pour que la joie règne dans la
famille. « Alors, dit-elle, refoulant mes larmes, je descendis rapidement
l’escalier et comprimant les battements de mon cœur, je pris mes souliers et
les posant devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l’air
heureuse comme une reine. Papa riait, il était redevenu joyeux et Céline
croyait rêver !… » [Thérèse de Lisieux, Manuscrits autobiographiques,
1897]. Pour Thérèse, ce fut le début d’une nouvelle vie et d’une complète guérison
intérieure.
(4) Pour
le jeune Charles de Foucauld, ce fut la rencontre avec l’abbé Huvelin, dans
son confessionnal le 30 octobre 1886 dans l’église St Augustin, à Paris. Charles,
agnostique qu’il était, voulait disserter avec l’abbé à la manière d’un mondain
sur les troubles de sa vie fortunée. L’abbé Huvelin lui demande alors de se mettre
à genoux et de se confesser, ce que Foucauld, complètement surpris, fait
aussitôt. Il lui donne ensuite la communion. C’est, d’après lui, une seconde
révélation : « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne
pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse
date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand. Il y a une telle
différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui ». Les larmes de Charles de Foucauld se
confessant lui restèrent une source intarissable de courage pour faire corps
avec les délaissés croisés au Maroc, les Touaregs à qui il consacra le meilleur
de lui-même.
Charles
de Foucauld. Itinéraire de conversions.
(Nouvelle Revue Théologique)
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