C DIM 15 - Le "Prochain" inconnu
Le
problème avec notre parabole, c’est que pendant des siècles on en a fait une
lecture moralisante, compassionnelle, individualiste, du style : « être
chrétien, c’est faire du bien aux autres, en particulier aux blessés de la vie
en s’approchant de chacun pour le soulager ». Ce qui n’est pas faux en
soi, bien sûr.
Cela
a donné des résultats admirables, des modèles de dévouements allant jusqu’à l’héroïsme.
Des géants de la charité comme Vincent de Paul, le Père Damien, Mère Teresa… se
sont très certainement inspirés de cette parabole.
Nous
en avons tous été marqués depuis notre enfance, et je suis certain que la
parabole et cette interprétation a dû porter de bons fruits chez tous les bons
chrétiens que nous essayons d’être…
Mais
ce n’est pas premier ! Et pas besoin formellement d’être chrétien pour
pratiquer cela.
En
fait, comme d’habitude, nous lisons les Évangiles en essayant d’en tirer avant
tout des règles de vie et de comportement, bref une simplification de la
religion qui tire celle-ci vers la lettre (les commandements à observer)
au lieu d’entrer dans la dynamique de l’esprit, c’est-à-dire la rencontre avec
Dieu.
La
question du docteur de la Loi à Jésus témoigne de cette préoccupation qui est
aussi celle d’un certain nombre de chrétiens : « Que dois-je faire
pour avoir la vie éternelle ? » - je souligne le mot « faire ».
Dans le judaïsme du temps de Jésus, mais aussi dans l’Islam et dans une
conception de la foi catholique encore présente aujourd’hui, la religion se
résume à un certain nombre de choses à faire et un autre de choses à éviter ou
à s’interdire.
Puisque
l’interlocuteur de Jésus se place sur le plan de la Loi, Jésus lui répond dans
la même catégorie en le renvoyant à celle-ci : « Que lis-tu, et comment
lis-tu dans la Loi (de Moïse) ? – ce « comment » nous est aussi
adressé.
Le
savant s’en tire en citant le commandement de l’amour de Dieu (Dt 6,5) et celui
de l’amour du prochain (Lv 19,18), et se voit approuvé par Jésus : Tu veux
une règle de vie ? Eh bien tu l’as. Fais cela et tu vivras !
Mais
comme le docteur insiste « et qui est mon prochain ? », en fait,
cela veut dire « oui mais jusqu’où faut-il aimer ? Quelles sont
les limites ? », Jésus va sauter sur l’occasion pour essayer de
conduire son interlocuteur jusqu’à l’intime du cœur de Dieu et de le faire
sortir de ses sécurités en lui servant cette parabole.
Donc,
l’histoire du « bon Samaritain » est tout sauf une leçon de morale. C’est
une révélation de l’amour de Dieu qui va bien au-delà des lois.
Jésus
va opérer un retournement radical par rapport à la question « qui est mon
prochain ». Au début de la parabole, pour le prêtre et le lévite,
comme pour le docteur de la Loi et pour nous-mêmes, le prochain était le blessé
quasi mourant ; au terme de celle-ci, on découvre que le prochain est, en
fait, le Samaritain qui s’est fait proche. Jésus renverse complètement la
perspective !
Nous
continuons souvent à considérer que les « prochains » sont ceux qui
ont besoin de nous, ceux que nous choisissons et à qui nous décidons ou pas d’accorder
notre attention. Jésus fait éclater cette classification : « Lequel
des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits
? » – La réponse tombe sans équivoque : « Celui qui a fait preuve
de pitié envers lui ». Autrement dit, cet étranger hérétique, de ce
peuple samaritain méprisé par les juifs. …Je crois que Jésus adore la
provocation ! Mais il le fait avec tant de finesse que c’est finalement l’interlocuteur
qui est désarçonné.
Qui
faut-il aimer ?
Ce
n’est pas à nous de le déterminer, de le définir. D’ailleurs, le simple verbe
définir indique qu’on pose une limite. Or, l’amour de Dieu n’a pas de
limites. Il est pour tous, sans exception. Et il va au-delà du minimum
syndical, il est prévenant comme le Samaritain qui donne ses deux pièces d’argent
pour continuer à prendre soin de l’homme blessé par-delà son passage.
Bien
sûr qu’il faut voir dans la personne du Samaritain Dieu lui-même et sa
façon d’agir : chez saint Luc, celui qui est « ému de
compassion » (splanchnizō, en grec), n’est autre que Dieu ou Jésus
lui-même : Ainsi le Christ rencontrant la veuve de Naïm venant de perdre
son fils (Lc 7,13) ; ainsi le père de l’enfant prodigue l’apercevant au
bout du chemin (Lc 15,20) ; ainsi le Samaritain de notre parabole : «
un Samaritain, qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi
de compassion » (Lc 10,33).
À
ce titre, le premier Samaritain-prochain de nos vies, c’est le Christ lui-même
: reconnaître qu’il s’est approché de moi, m’a relevé de mes blessures et de la
mort, a versé sur moi l’huile du baptême et le vin de l’eucharistie, m’a
conduit à l’auberge–Église, où il a tout payé d’avance pour moi jusqu’à la
croix… Aimer mon prochain, c’est aimer le Christ comme mon Samaritain à qui
je dois tout : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi » s’écrie
Paul (Ga 2,20).
Je suis sûr que vous aussi vous avez dans votre cœur une liste de personnes, une série de visages de gens proches ou lointains qui ont été un jour pour vous des Samaritains : ils vous ont aimé gratuitement, relevé quand vous étiez par terre, encouragé et remis en marche par des paroles et des gestes pleins de compassion vraie et d’empathie qui vous ont aidé à croire en la vie. Ils sont des transmetteurs d’espérance. On ne les oublie jamais.
Ces
Samaritains sont pour vous, pour moi, le vrai visage de Dieu.
C’est
seulement quand on s’est senti aimé par Lui véritablement et qu’on a
compris à quel point, qu’on peut à son tour rendre un peu de cet amour en se
faisant le prochain de tous ceux qu’il met sur notre route, sans préférence ni
exclusion.
Qui
devons-nous aimer ? « Ne cherche pas à classifier les autres pour voir
qui est le prochain et qui ne l’est pas », nous dit simplement Jésus. « Laisse-toi
d’abord aimer par moi, laisse-toi soigner, guérir, fortifier. Alors tu sauras
aimer d’un amour vraiment fraternel et universel, sans mettre de frontières, de
barrières… »
L’amour,
c’est d’abord recevoir.
Ensuite,
bien sûr, la réception de ce don, produit, appelle et suscite en retour un
autre don, à d’autres. Et cela crée un cercle vertueux qui va toujours en s’élargissant.
Ainsi circule entre les êtres une dette d’amour *, insolvable, qui en se
déplaçant de l’un à l’autre crée entre nous une communion de destin,
d’affection, de fraternité ouverte. Tutti fratelli !
Comme
le disait le pape François – qui décidément a longuement et souvent médité
cette parabole du Samaritain – :
« Que le Seigneur nous délivre des bandits – il y en a
tellement ! –, qu’il nous libère des prêtres trop pressés, qui n’ont
jamais le temps d’écouter, de voir, et doivent faire leurs choses ; qu’il nous
libère des docteurs et théologiens qui veulent présenter la foi en Jésus Christ
comme une règle mathématique ; et qu’il nous enseigne à nous arrêter, qu‘il
nous enseigne cette sagesse de l’Évangile : « se salir les mains ».
Que le Seigneur nous donne cette grâce ».
___________________________________
*C’est
ce que l’anthropologue Marcel Mauss appelait la logique du
don / réception / contre-don.
Commentaires
Enregistrer un commentaire