C DIM 06 - "bonheur"/"malheur"
Nous sommes habitués à entendre les béatitudes selon Matthieu
tous les ans à la Toussaint. Ces 8 paroles du Christ sont porteuses
d’espérance, en particulier quand nous faisons mémoire de nos défunts – mais
aussi par rapport à notre propre espoir de rédemption. Elles nous rassurent sur
une promesse de bonheur auquel nous aspirons – même si le chemin pour l’atteindre
paraît escarpé.
Mais alors, quand on entend – quand on écoute ! – le passage
équivalent chez l’évangéliste Luc, on est douché : comment peut-on
dire à quelqu’un « malheur à toi » ? Ou pire encore :
« maudit es-tu » ? Comment le Christ peut-il énoncer des paroles
si dures ? « malheureux êtes-vous, les riches !
vous qui riez ! vous qui êtes repus ! vous dont tout le monde dit du bien…
! »
On est donc tenté de les passer sous silence – et c’est ce qu’un
certain nombre de prédicateurs font effectivement. La récente traduction
liturgique elle-même essaye d’adoucir ces versets pour faire passer la pilule
en transformant la phrase en « quel
malheur pour vous… » avec une nuance de regret.
Bon, pourquoi pas – ce n’est pas faux non plus. Mais on risque
de passer à côté de la compréhension générale du texte en gommant les 4
dernières sentences (appelons-les « malheuritudes » - en contrepoint
des « béatitudes »). En effet, ces quatre déclarations de malheur
sont exactement symétriques une à une par rapport aux quatre béatitudes :
Heureux, vous les pauvres –
malheureux, vous les riches
Heureux, vous qui avez faim –
malheureux, vous qui êtes repus
Heureux, vous qui pleurez –
malheureux, vous qui riez
Heureux lorsque on vous hait à
cause de moi – malheureux lorsqu’on dit partout du bien de vous
La conclusion est aussi la même, mais inversée : c’est
ainsi qu’étaient traités les vrais prophètes – c’est ainsi qu’étaient traités
les faux prophètes
Donc la structure du texte montre qu’en fait, ces ‘béatitudes’ et
ces ‘malheuritudes’ se répondent pour qu’il y ait une alternative possible,
pour provoquer l’auditeur à un choix. Tu choisis le bonheur ou le malheur ?
La mort ou la vie ? « Choisis la vie ! » (cf Deut
30, 19).
N’empêche que cela peut paraître rude à nos oreilles facilement effarouchées quand l’Évangile se fait un peu plus exigeant et prend la forme d’une semonce, d’un avertissement. On préfère décidément le texte de Mathieu. Or, l’Évangile de Luc est à juste titre surnommé « l’Évangile de la miséricorde » : y aurait-il contradiction ? Ne risque-t-on pas de s’attirer le reproche -souvent fait à l’Eglise- d’être des « prophètes de malheur », qui veulent contrôler les consciences par la crainte comme cela a été trop souvent le cas par le passé ?
C’est ici chers amis que se situe le nœud du problème et la pointe
de ma réflexion. J’ose affirmer qu’avertir les gens, nos frères et nos sœurs en
humanité, d’un danger – d’un malheur qui va fondre sur eux s’ils ne changent
rien, cela fait partie de la miséricorde que nous devons à notre époque et à
notre monde.
Bien sûr, notre époque a horreur des donneurs de leçons (puisque
chacun sait ou croit savoir ce qui est bon pour lui et donc pour le monde).
Fini le temps où on nous faisait le gros doigt quand nous nous apprêtions à
faire une bêtise ! Pire, si vous reprochez à quelqu’un un comportement qui
vous semble le mener tout droit à la perdition, il va s’en prendre à vous au
lieu de vous en être reconnaissant ; et si vous dénoncez des pratiques ou
des politiques qui amènent la terre et ses habitants au bord de l’effondrement,
on vous taxera de complotiste sinon de manipulateur pervers… On sait comment
les « lanceurs d’alerte » sont souvent pourchassés et menacés pour
les faire taire.
Cependant, il me semble évident qu’avertir un frère humain / un groupe / un peuple du malheur dans lequel il va tomber de lui-même par ses choix erronés, cela fait partie intégrante de notre fonction prophétique à nous confiée par Dieu lors de notre baptême (cf Ezéchiel 3,18-21*). Encore faut-il bien sûr savoir le faire avec discernement et dans l’amour et la délicatesse, ce qui n’est pas si aisé…
Un autre obstacle propre à notre époque est dans l’individualisation
des comportements : « Fais ce que tu veux, je m’en fous tant que
ça ne me dérange pas. » Les autres, c’est pas mon problème. La planète, le
climat, la crise, ce n’est pas mon problème. Que chacun vive comme il l’entend,
après moi les mouches ! Cet individualisme contemporain est par nature
réfractaire à toute remise en question des choix personnels de vie. C’est un
très très gros problème. On ne veut pas voir le mur dans lequel on fonce à
toute vitesse, personnellement ou collectivement. On a le nez dans le guidon de
son petit plaisir, de son petit confort.
Il en va de même pour les pays, les nations. Aucun ne veut être le
premier à faire un effort et à modifier son modèle économique et social pour
sauver la planète. Laissons les autres faire les sacrifices ! Ou laissons
les futures générations payer notre dette !
Essayons malgré tout d’être un peu optimistes : Ces dernières années, il s’est levé quand même des dizaines de milliers de personnes – en particulier aussi des jeunes, des étudiants – pour manifester et crier qu’on ne pouvait plus continuer comme cela. Ils relaient à leur niveau -et c’est l’espoir du futur, ils prennent à leur compte et relaient les avertissements des scientifiques, des leaders religieux, des intellectuels et des personnes politiques de bon sens (il y en a quand même). Le pape François va dans le même sens quand il invite les chrétiens à pratiquer de façon active et engagée l’espérance, qui est un levier pour changer le monde comme pour se changer soi-même.
Nous calons souvent quand nous devons prévenir quelqu’un que
quelque chose de mauvais pourrait lui arriver. Or, c’est bien un acte d’amour !
Dans la bouche de Jésus, dire « malheur pour vous ! » c’est un acte
d’amour et de miséricorde : c’est l’avertissement – porteur de salut – que la
voie choisie par certains est une forme de suicide, une impasse, et ne peut que
les mener au malheur. En fait, c’est un constat : Jésus ne menace
pas d’une sanction ou punition divine, il prend seulement acte que tel ou tel choix
de vie entraîne par lui-même le bonheur, et que tel ou tel autre de
lui-même également entraîne le malheur.
‘Béatitudes’ et ‘malheuritudes’ ne sont pas des récompenses ni des
sanctions : ce sont des constats. Si vous êtes riches, vous avez
déjà votre consolation : l’avenir ne vous apportera rien, votre malheur en sera
immense. Si vous êtes repus alors que les autres ont faim, vous vous excluez
vous-même de la table commune à laquelle tous seront invités. Si vous riez – et
c’est souvent aux dépens des autres – vous endurcissez votre cœur en ne
ressentant plus de compassion, et vous vous préparez un avenir glacé, amputé de
la joie de communier aux autres. Si vous recherchez la renommée, la gloire, les
compliments, vous serez aveugles à tout ce qui n’est pas votre succès
personnel, vous n’aurez plus la force de contester les injustices qui frappent
les autres – vous serez seul un jour, et on vous oubliera.
L’être humain est ainsi fait : si personne ne l’avertit à temps de ses dérives dangereuses, il est capable de s’enfermer lui-même dans un malheur sans fin. Et nous le voyons dans ces guerres fratricides qui n’en finissent pas, ces catastrophes climatiques à répétition, ces dérapages d’un monde de la finance et de l’argent devenu fou et qui jette à la rue ces oubliés de la croissance, ou à la mer ces migrants partis chercher l’espoir… Qui écoutera la sagesse de la Bible, la sagesse de Dieu qui, en son Fils, croit encore en l’homme ? Il n’y a pas que sur les cabines haute tension qu’il faudrait apposer un panneau avec une tête de mort « attention danger ! » ou sur les paquets de cigarette… pour ne pas être « la paille balayée par le vent » selon les mots du psaume 1.
Sans doute, en faisant ainsi, en avertissant à temps et à contre-temps, nous perdrons l’estime de beaucoup. Nous serons peut-être haïs, insultés, méprisés – selon les mots des Jésus. Mais il faut sortir de notre torpeur spirituelle – et peut-être aussi d’une certaine complicité avec le mal. « Si le sel ne sale pas, il ne sert à rien, on le jette et on le piétine » (Mt 5, 13).
Impossible en effet de dénoncer l’injustice sans en payer le prix
d’une manière ou d’une autre, sans éprouver la faim, sans pleurer devant le mal
progressant sous nos yeux, sans avoir un cœur de pauvre qui met son espérance
en Dieu et non dans les mortels. Plutôt que de juger de loin : « bien
fait pour eux, bien fait pour lui : il n’a, ils n’ont que ce qu’ils
méritent », ne devons-nous pas avoir compassion de nos frères – et par
là aussi de nous-mêmes ?
« Ah ! Si le Seigneur
pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! » (Nb 11,25)
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Ez 3,18 Si je dis au méchant : “Tu vas mourir”, et que tu ne
l’avertis pas, si tu ne lui dis pas d’abandonner sa conduite mauvaise afin
qu’il vive, lui, le méchant, mourra de son péché, mais à toi, je demanderai
compte de son sang. 19 Au contraire, si tu avertis le méchant, et
qu’il ne se détourne pas de sa méchanceté et de sa conduite mauvaise, lui
mourra de son péché, mais toi, tu auras sauvé ta vie.
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